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Poésie

Sultane Tulipia (J.J. Grandville)

Posted by arbrealettres sur 8 janvier 2020



Sultane Tulipia

Après la passion d’assurer le bonheur de son peuple,
le sultan Shahabaam n’avait pas de distraction plus grande
que celle de faire des ronds en crachant du haut des créneaux de son palais dans la mer.
Il tenait ce goût de son aïeul Shahabaam I », dit le Grand.
Un jour il fit cette réflexion, qu’un objet plus lourd qu’un peu de salive
ferait en tombant dans la mer un rond plus grand, et par conséquent plus agréable à l’oeil.
Il chercha quel objet il pouvait choisir pour cet usage,
et insensiblement ses idées se reportèrent sur la sultane favorite.

Décidément, se dit-il, cette Tulipia est bête comme une oie;
oui et non, voilà tout ce qu’on peut en tirer.
Une femme sans esprit est comme une fleur sans parfum,
ainsi que je l’ai dit dans la dernière séance du conseil d’État.
Il me faut une autre sultane favorite.
D’ailleurs, je soupçonne celle-ci d’entretenir des relations avec un jeune Grec.
Je puis me tromper, mais il me plaît de croire que je ne me trompe pas: cela suffit.

Avant le coucher du soleil, Shahabaam, suivi de toute la cour,
monta sur la tour la plus haute du palais.
Quatre esclaves l’attendaient, tenant un sac de cuir
dans lequel semblait se mouvoir une forme humaine.
Les esclaves balancèrent pendant quelques minutes leur fardeau,
et, sur un signe du maître, ils le lancèrent par dessus les créneaux.
Shahabaam se pencha en dehors de la plate-forme,
suivit du regard la chute du sac dans les flots,
et quand l’eau se fut refermée, il se retira en s’écriant:
Oh! le magnifique rond!

Ce magnifique rond, c’était le corps de l’incomparable Tulipia
qui l’avait produit en tombant dans la mer.
On se raconta pendant quelques jours l’histoire de la fin tragique
de la pauvre sultane, puis on n’en parla plus; personne ne la regretta:
la beauté sans intelligence laisse peu de traces dans le souvenir.

(J.J. Grandville)

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