De l’extérieur (Carlos Drummond de Andrade)
Posted by arbrealettres sur 9 décembre 2016

De l’extérieur
Vendredi. La séance au Fox
resplendit de gens comme il faut.
Mais moi je reste à l’extérieur.
C’est que l’argent me fait défaut.
Rien qu’aujourd’hui? ou la semaine?
Le mois entier? J’ai échangé
mes livres pour quelques billets:
c’étaient les doigts, non les anneaux.
Mais pas assez pour voir le film
de Theda Bara l’ophidienne.
Qu’importe le film? L’important
c’est la ciguë de cet instant.
La donzelle de mes pensers
mais qui à moi pense si peu,
surgit, camélia souriant.
Moi, je joue à l’indifférent.
Entre, nuage coloré,
entre, musique faite corps.
À peine me sait-elle ici,
raide, maigre, droit comme un I.
Elle ne me voit, ni ne me
verra. Chaque soyeux pétale
de son ensemble naturel
me fait délicieusement mal.
Ça n’a aucun sens, ou bien trop,
d’attendre deux heures durant
qu’elle sorte du cinéma
comme un poème sort de moi.
Tortueuse leçon, j’apprends
à jouir de la douleur des choses.
Ce qu’elle a vu, intrigue, écran,
ne vaut ce à quoi je m’amuse,
le jeu lancinant qui consiste
à penser en vain à ma dame,
de l’extérieur, de ce côté
qui demeurera du passé
et qui vit encore: pouvoir
de sentir, plus que le vécu,
ce qui pouvait avoir été,
ce qui est, sans être jamais.
(Carlos Drummond de Andrade)
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