Les juifs gelés (Avrom Sutzkever)
Posted by arbrealettres sur 10 mars 2017
Les juifs gelés
Avez-vous déjà vu parmi les champs de neige
en rangs l’immobile cortège?
Sans un souffle étendus, marbrifiés et bleus
Leurs corps sont là, pourtant la mort n’est pas en eux
Car leur âme gelée a des lueurs fugaces,
Poisson doré saisi dans sa vague de glace,
Ni muets ni bavards: chacun pense sans bruit;
Le soleil a gelé aussi dans la nuit.
Aux lèvres roses par le gel déjà figées,
Un sourire est resté qui ne peut plus bouger.
Couché près de sa mère un enfant semble attendre
Ces bras pour le nourrir qui ne peuvent se tendre.
D’un vieillard nu le poing serré se pétrifie,
Il ne peut libérer de la glace sa vie.
J’ai connu jusqu’ici des morts de toutes sortes,
Je ne suis point surpris des masques qu’elles portent.
Pourtant dans ce Juillet si chaud, en pleine rue,
Comme un vent de folie un froid m’a parcouru.
Elles viennent vers moi les dépouilles bleuies
Des juifs gelés en rangs dans la neige éblouie.
Des sédiments marbrés s’étendent sur ma peau,
Et s’arrêtent soudain la lumière et les mots.
Et du vieillard gelé mon corps prend l’inertie,
Qui ne peut libérer de la glace sa vie.
***
Frozen Jews
Have you seen, in fields of snow,
frozen Jews, row on row?
Blue marble forms lying, not breathing, not dying.
Somewhere a flicker of a frozen soul – glint of fish in an icy swell.
All brood. Speech and silence are one.
Night snow encases the sun.
A smile glows immobile
from a rose lip’s chill.
Baby and mother, side by side.
Odd that her nipple’s dried.
Fist, fixed in ice, of a naked old man:
the power’s undone in his hand.
I’ve sampled death in all guises.
Nothing surprises.
Yet a frost in July in this heat – a crazy assault in the street.
I and blue carrion, face to face. Frozen Jews in a snowy space.
Marble shrouds my skin. Words ebb.
Light grows thin.
I’m frozen, I’m rooted in place
like the naked old man enfeebled by ice.
(Avrom Sutzkever)
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