Le Temps retrouvé (Marcel Proust)
Posted by arbrealettres sur 25 avril 2019
Tout s’était décidé au moment où ne pouvant plus supporter d’attendre au lendemain pour poser mes lèvres sur le visage de ma mère,
j’avais pris ma résolution, j’avais sauté du lit et étais allé, en chemise de nuit, m’installer à la fenêtre par où entrait le clair de lune jusqu’à ce que j’eusse entendu partir M. Swann.
Mes parents l’avaient accompagné, j’avais entendu la porte s’ouvrir, sonner, se refermer.
A ce moment même, dans l’hôtel du prince de Guermantes, ce bruit de pas de mes parents reconduisant M. Swann,
ce tintement rebondissant, ferrugineux, interminable, criard et frais de la petite sonnette qui m’annonçait qu’enfin M. Swann était parti et que maman allait monter,
je les entendais encore, je les entendais eux-mêmes, eux situés pourtant si loin dans le passé.
Alors, en pensant à tous les événements qui se plaçaient forcément entre l’instant où je les avais entendus et la matinée Guermantes,
je fus effrayé de penser que c’était bien cette sonnette qui tintait encore en moi, sans que je pusse rien changer aux criaillements de son grelot,
puisque, ne me rappelant plus bien comment ils s’éteignaient, pour le réapprendre, pour bien l’écouter,
je dus m’efforcer de ne plus entendre le son des conversations que les masques tenaient autour de moi.
Pour tâcher de l’entendre de plus près, c’est en moi-même que j’étais obligé de redescendre.
C’est donc que ce tintement y était toujours et aussi, entre lui et l’instant présent, tout ce passé indéfiniment déroulé que je ne savais pas que je portais.
Quand il avait tinté j’existais déjà et depuis, pour que j’entendisse encore ce tintement,
il fallait qu’il n’y eût pas eu discontinuité, que je n’eusse pas un instant pris de repos, cessé d’exister, de penser, d’avoir conscience de moi,
puisque cet instant ancien tenait encore à moi, que je pouvais encore le retrouver, retourner jusqu’à lui, rien qu’en descendant plus profondément en moi.
C’était cette notion du temps incorporé, des années passées non séparées de nous, que j’avais maintenant l’intention de mettre si fort en relief dans mon œuvre.
Et c’est parce qu’ils contiennent ainsi les heures du passé que les corps humains peuvent faire tant de mal à ceux qui les aiment,
parce qu’ils contiennent tant de souvenirs, de joies et de désirs déjà effacés pour eux, mais si cruels pour celui qui contemple
et prolonge dans l’ordre du temps le corps chéri dont il est jaloux, jaloux jusqu’à en souhaiter la destruction.
Car après la mort le Temps se retire du corps et les souvenirs – si indifférents, si pâlis – sont effacés de celle qui n’est plus
et le seront bientôt de celui qu’ils torturent encore, eux qui finiront par périr quand le désir d’un corps vivant ne les entretiendra plus.
Profonde Albertine que je voyais dormir et qui était morte.
(Marcel Proust)
De lettres et de mots said
J’aime ses mots, ils sont magnifiques. Merci de partager
arbrealettres said
un plaisir de partager 🙂
J’ai fait un Index si ça vous dit ci-dessous pour se promener en P’OASIS
Bonne journée
Ch Passeur de Mots
🙂
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De lettres et de mots said
On se connaît déjà… juste que ce blog est nouveau pour toi rire douce nuit arbres à lettres xx
arbrealettres said
ah non c’est le matin chez moi lol! 😉 Bonne nuit Marie 😉
De lettres et de mots said
Doux matin ici c’est la nuit… d’ailleurs je devrais dormir… j’y vais de ce pas le temps que mes yeux veuillent bien se fermer.
Bonne journée très cher 😉