Que peuvent faire le bâtard et l’aveugle
Dans un monde où chacun
A son père et des yeux ? Où passions
Et jurons traînent sur tous les remblais,
Où les larmes s’appellent rhumes de cerveau ?
Qu’ai-je à faire moi, chanteuse de métier,
Sur un fil, glace, soleil, Sibérie !
Obsessions, danses et chants sur les ponts
Moi légère, dans ce monde
de poids et de comptes ?
Qu’ai-je à faire moi — chanteur et premier-né,
Dans ce monde où l’on met les rêves en conserves,
Où le plus noir est gris… Un monde de mesure
Avec mon être — tout de démesure !
C’est ainsi qu’on écoute (l’embouchure
écoute la source).
C’est ainsi qu’on sent la fleur :
profondément — à en perdre le sens !
C’est ainsi que dans l’air, qui est bleu,
la soif est sans fond.
C’est ainsi que les enfants dans le bleu des draps
regardent dans la mémoire ;
C’est ainsi que ressent dans le sang
l’adolescent — jusqu’alors un lotus…
C’est ainsi qu’on aime l’amour :
on tombe dans le précipice.
(Marina Tsvétaïéva)
Recueil: Insomnie et autres poèmes
Traduction:
Editions: Gallimard
La théorie du cheval — la frise des femmes.
Les animaux qui auscultent le silence de la nuit,
une adolescente empêtrée dans une toile d’araignée,
un cri mourant dans le silence le plus froid.
L’explosion des épaules, le poing de ce regard,
la torsion de ce corps dans la fureur de l’amour,
l’explosion des mots comme le sperme dans la vulve,
la douceur satinée qui émane d’une lumière.
La nuit amoureuse jusqu’à la fin de la nuit.
Il n’existe pas de spectacle pour la vision intime.
Les corps les plus doux s’allument comme des lampes
et se baignent dans l’huile heureuse de l’absolu.
(António Ramos Rosa)
Recueil: Le cycle du cheval
Traduction: du portugais par Michel Chandeigne
Editions: Gallimard
C’est la douceur fondue du soir
Transparent vers dix-sept heures au mois de Mai.
Et monte le parfum des roses.
Comme pièces de monnaie au fond de l’eau en zigzaguant
Tombe le compte lourd de ma journée.
Des cris — qui sait si c’est de haine ? —
Des mots de fronde sur des visages d’adolescents.
Poussière et dos ruisselants, enthousiasmes, essoufflements.
Des enveloppes douloureuses avec paysages de baobabs,
Corvées en file indienne et charognards sur fond d’azur.
Bien des confidences encore.
Et pour relever mes épaules,
Pour donner le courage d’un sourire à mes lèvres défaites,
Pas un rire d’enfants fusant comme bouquet de bambous,
Pas une jeune femme à la peau fraîche, puis douce et chaude,
Pas un livre pour accompagner la solitude du soir, Pas même un livre !
(Léopold Sédar Senghor)
Extrait de Poèmes perdus (1984)
Recueil: Anthologie Poésie africaine six poètes d Afrique francophone
Traduction:
Editions: Points
Pour la flamme que tu allumes
Au creux d’un lit pauvre ou rupin
Pour le plaisir qui s’y consume
Dans la toile ou dans le satin
Pour les enfants que tu ranimes
Au fond des dortoirs chérubins
Pour leurs pétales anonymes
Comme la rose du matin
Thank you Satan
Pour le voleur que tu recouvres
De ton chandail tendre et rouquin
Pour les portes que tu lui ouvres
Sur la tanière des rupins
Pour le condamné que tu veilles
A l’Abbaye du monte en l’air
Pour le rhum que tu lui conseilles
Et le mégot que tu lui sers
Thank you Satan
Pour les étoiles que tu sèmes
Dans le remords des assassins
Et pour ce coeur qui bat quand même
Dans la poitrine des putains
Pour les idées que tu maquilles
Dans la tête des citoyens
Pour la prise de la Bastille
Même si ça ne sert à rien
Thank you Satan
Pour le prêtre qui s’exaspère
A retrouver le doux agneau
Pour le pinard élémentaire
Qu’il prend pour du Château Margaux
Pour l’anarchiste à qui tu donnes
Les deux couleurs de ton pays
Le rouge pour naître à Barcelone
Le noir pour mourir à Paris
Thank you Satan
Pour la sépulture anonyme
Que tu fis à Monsieur Mozart
Sans croix ni rien sauf pour la frime
Un chien, croque-mort du hasard
Pour les poètes que tu glisses
Au chevet des adolescents
Quand poussent dans l’ombre complice
Des fleurs du mal de dix-sept ans
Thank you Satan
Pour le péché que tu fais naître
Au sein des plus raides vertus
Et pour l’ennui qui va paraître
Au coin des lits où tu n’es plus
Pour les ballots que tu fais paître
Dans le pré comme des moutons
Pour ton honneur à ne paraître
Jamais à la télévision
Thank you Satan
Pour tout cela et plus encor
Pour la solitude des rois
Le rire des têtes de morts
Le moyen de tourner la loi
Et qu’on ne me fasse point taire
Et que je chante pour ton bien
Dans ce monde où les muselières
Ne sont plus faites pour les chiens…
Quel jardin habitent les vertes adolescentes ?
Quand elles chantent, leurs voix sont pures comme le cristal des collines ;
dans le silence du soir, quelle blanche obscurité les recouvre ?
Le prétexte du poème les poursuit.
Il leur donne l’éternité d’un chemin forestier,
en automne, parmi les troncs qui blanchissent.
Il entend leurs rires d’oiseaux
dans leur fièvre de partir.
La nuit tombe plus tôt.
Les champs ont abandonné l’écho des eaux,
le murmure indistinct d’un dieu.
Même un regard attentif ne reconnaît pas,
en ces fleurs piétinées par le couchant,
les lèvres que l’ombre a tues.
(Nuno Jùdice)
Recueil: Un chant dans l’épaisseur du temps suivi de méditation sur des ruines
Traduction: Michel Chandeigne
Editions: Gallimard
Tout autour de moi la beauté frappe à tour de bras.
Partout chez mes amis la moisson de la beauté mûrit sous nos yeux extasiés.
Partout se lèvent des adolescents dont les muscles captent la lumière.
Partout se lèvent des adolescentes dont les formes tissent les mailles où se prennent nos coeurs.
A tour de bras fa beauté nous assaille
et nous devons sans relâche protéger nos yeux et nos lèvres, nos oreilles et nos voix.