Nous t’avons enterré hier.
Hier nous t’avons enterré,
nous t’avons mis en terre.
Tu es dans la terre depuis hier.
Tu as de la terre partout
depuis hier.
Dessus, dessous, de tous côtés,
pour les pieds, pour la tête
de la terre depuis hier.
Nous t’avons mis en terre.
Nous t’avons recouvert de terre.
Tu appartiens à la terre
depuis hier.
Hier nous t’avons enterré
dans la terre, hier.
Tu ne peux pas mourir.
Sous la terre
tu ne peux pas mourir.
Sans eau et sans air
tu ne peux pas mourir.
Sans sucre, sans lait,
sans haricots, sans viande,
sans farine, sans figues,
tu ne peux pas mourir.
Sans femme ni enfant
tu ne peux pas mourir.
Sous la vie
tu ne peux pas mourir.
Dans ton trou de terre
tu ne peux pas mourir.
Dans ta boîte de mort.
Dans tes veines exsangues
tu ne peux pas mourir.
Dans ta poitrine vide
tu ne peux pas mourir.
Dans ta bouche sans feu
dans tes yeux sans personne
dans ta chair sans plainte
tu ne peux pas mourir
tu ne peux pas mourir
tu ne peux pas mourir.
Nous enterrerons ton costume,
tes souliers, ton cancer ;
tu ne peux pas mourir.
Nous enterrerons ton silence.
Ton corps cadenassé.
Tes cheveux si fins,
ta douleur enclose.
Tu ne peux pas mourir.
(Jaime Sabines)
Recueil: Poésie du Mexique
Traduction: Jean-Clarence Lambert
Editions: Actes Sud
Le Tage est plus beau que la rivière
qui passe dans mon village.
Mais le Tage n’est pas plus beau
que la rivière qui passe dans mon village
Parce que le Tage n’est pas la rivière
qui passe dans mon village.
Le Tage a de grands navires
Et sur lui navigue encore,
Pour ceux-là qui voient en toute chose
ce qui n’y est pas,
La mémoire des caravelles.
Le Tage descend d’Espagne
Et le Tage se jette dans la mer au Portugal.
Tout le monde sait ça.
Mais peu de gens savent
quelle est la rivière de mon village
Ni où elle va
Ni d’où elle vient.
Et c’est pourquoi,
vu qu’elle appartient à moins de monde,
Elle est plus libre et plus grande,
la rivière de mon village.
Par le Tage on s’en va vers le monde.
Au-delà du Tage il y a l’Amérique
Et la fortune de ceux qui font fortune.
Personne jamais n’a pensé
à ce qu’il y a au-delà
De la rivière de mon village.
La rivière de mon village
ne fait penser à rien.
Qui se trouve à côté d’elle
se trouve à côté d’elle,
voilà tout.
(Fernando Pessoa)
Recueil: Poèmes païens
Traduction: du Portugais par M. Chandeigne , P. Quillier et M. A. Camara Manuel
Editions: Points
Et un jour, alors qu’ils étaient assis
dans les longues ombres des peupliers blancs,
l’un dit : « Maître, j’ai peur du temps.
Il nous dépasse et nous dérobe notre jeunesse,
mais que donne-t-il en retour ? »
Et le Prophète répondit ceci :
« Ramasse maintenant une poignée de bonne terre.
Y trouves-tu une graine et peut-être un ver ?
Si ta main était suffisamment grande et patiente,
la graine deviendrait une forêt et le ver un troupeau d’anges.
Et n’oublie pas que les années qui transforment les graines en forêts
et les vers en anges, appartiennent à ce Maintenant.
Toutes ces années découlent de ce Maintenant. »
(Khalil Gibran)
Recueil: Le Secret
Traduction: Anahita Gouya
Editions: J’ai lu
Les habitants du Soleil jettent sur nous un regard impassible :
Nous appartenons définitivement à la Terre
et nous y pourrirons, mon amour impossible,
jamais nos corps meurtris ne deviendront lumière.
Nous portons, dans la vie, à la bouche un calice
Que nous ne pouvons voir, car nos yeux sont bandés.
A mesure que nous buvons, des larmes glissent,
Et le récipient en est tout inondé.
Quand, sur le lit de mort, enfin le bandeau tombe,
Et tout nous apparaît sous son aspect réel,
Avant de disparaître et de rendre à la tombe,
En libérant l’esprit, le corps matériel,
Nous nous apercevons, à notre dernière heure,
Que la coupe dorée était vidée à nu,
Qu’elle ne contenait pour les humains que leurre,
Qu’elle ne nous avait jamais appartenu!
(Michel Lermontov)
Recueil: Michel Lermontov Poèmes
Traduction: Igor Astrow
Editions: Du Tricorne
On le contemple sans le voir,
il est l’Invisible,
On l’écoute sans l’entendre,
il est l’Inaudible.
On l’atteint sans le saisir,
il est l’Insaisissable.
Ces trois ne peuvent l’exprimer
ils se confondent et ne font que l’Un.
Sa face supérieure n’est pas illuminée,
Sa face inférieure n’est pas obscure.
Perpétuel, il ne peut être nommé,
ainsi il appartient au royaume des sans-choses.
Il est la forme sans forme et l’image sans image.
Il est fuyant et insaisissable.
L’accueillant, on ne voit pas sa tête,
le suivant, on ne voit pas son dos.
(Lao-Tseu)
Recueil: Les poètes de Dieu (Pierre Haïat)
Editions: Philippe Lebaud