Ô toi, si loin de mes regards,
c’est à Dieu que je te confie.
Tu m’as brûlé l’âme, pourtant
moi, je t’aime plus que ma vie.
Tant que je ne tirerai pas
le pan de mon linceul sous terre,
Ne crois pas que j’ôte ma main
du pan de ta robe légère.
Laisse-moi voir l’arcade sainte
de tes sourcils : au petit jour,
J’étendrai les bras pour prier
et les mettre autour de ton cou.
Même si je dois m’adresser
à l’ange déchu de Babel,
Je ferai cent tours de magie
pour te ramener, ô ma belle !
Je voudrais mourir avant toi,
ô mon médecin infidèle !
Vas donc ausculter ton patient :
je suis dans une attente telle !
J’ai fait ruisseler de mes yeux
sur mon sein cent ruisseaux de larmes,
pour arroser les grains d’amour
que je sèmerai dans ton coeur.
Le Bien-Aimé versa mon sang,
me sauvant des peines de coeur :
Voici ton clin d’oeil assassin
qui me transperce comme une arme.
Mais je pleure, et mon seul désir,
au sein de ce torrent de larmes,
C’est de pouvoir semer en toi
la seule graine de l’amour.
Sois généreux ! Reçois-moi donc,
pour que, dans l’ardeur de mon âme,
Mes larmes tombent à tes pieds,
comme des perles, tour à tour.
Vin, amour et libertinage,
Hâfez. ne sont pas ton partage ; –
Et pourtant. c’est ce que tu fais.
Tant pis pour toi, c’est bien dommage
***
(Hâfez Shirâzi)(Hafiz)
Recueil: L’amour, l’amant, l’aimé
Traduction: Vincent-Masour Monteil
Editions: Actes Sud
Nous n´étions pas pareils,
Moi, l´enfant du soleil
Et toi, fille des brumes.
Tu avais la peau claire
Plus blanche que l´hiver,
Moi, j´avais la peau brune.
Ta valise à la main,
Tu venais de très loin,
Peut-être de Norvège.
Moi, je venais d´ailleurs,
D´un pays où les fleurs
Ne craignent pas la neige.
Nous n´étions pas pareils.
Comment brume et soleil
Pouvaient-ils se comprendre?
Notre Tour de Babel,
C´était un vieil hôtel,
Quatre murs d´une chambre.
Nous avons parcouru
Chaque petite rue
De la carte du Tendre
Et nous avons dormi
Des mille et une nuits
Plus belles que la légende.
Nous n´étions pas pareils,
Moi, l´enfant du soleil
Et toi, fille de brumes.
Si je venais chez toi,
J´aurais beaucoup trop froid,
J´attraperais un rhume.
Chez moi, si tu venais,
Tu serais étonnée
De ne pas voir la neige,
Mais il neige en mon cœur
Des pétales de fleurs
Qui viennent de Norvège.
Nous n´étions pas pareils,
Moi, l´enfant du soleil
Et toi, fille des brumes.
Babel, ce fut d’abord des fondations profondes.
Puis des murs, enfin des fenêtres,
des corniches où l’hirondelle commençait à pondre.
Alors, les bâtisseurs parlèrent et la tour s’écroula.
Le tonnerre ? non, les paroles.
Fallait des chants, voilà !
La lumière s’éloignant de nous, une fois encore,
dans cette furtive, implacable
naissance
de mémoire-minérale
et foyer, comme si là,
nos noms mêmes, ancrés
à la proue glaciale
des silences, pouvaient creuser la terre
avec ardeur, et disperser, sur la vie entière
qui s’étend entre nous, la poussière
de la plus petite pierre
qui tombe des gouttières
de Babel.
Je suis l’habitant d’une tour
Devenue au centre des rêves
La tour sensible de l’esprit :
Est-il un niveleur qui sache
Me la niveler en prairie ?
Gardienne de ma solitude
C’est elle que je sens virer
Car liée à nulle Babel
Ma tour est ivre d’ignorer
Les épousailles de la pierre.
Fine ou massive elle se sculpte
À même l’espace et je vois
Blanchir à l’aube ses créneaux :
Tour ouverte, pourquoi faut-il
Qu’en elle je reste muré ?
Je surveille depuis ma tour
L’ange humain d’avant ma parole,
Et peut-être serai-je lui
Si je déchiffre un jour les signes
Des musiques irrévélées.
Du haut de ma tour je respire
L’hysope et la rose de neige.
Mais vif oiseleur ne pourrai-je —
Pour le saisir et l’étrangler
— Dépister l’oiseau du vertige ?
Sur le chemin de la ville,
que mes électriciens avaient envahie
pour lui donner les yeux de la prochaine nuit,
je vis un homme assis qui jouait avec un bœuf d’ébène,
plus petit que mon rêve et plus grand qu’un château.
Je lui dis : «Père, as-tu froid?», car il était nu.
Il me regarda sans réponse.
Je criai : «Père, es-tu sourd? ».
Mais il ne dit rien non plus.
Quand je fus à l’auberge
où je voulais passer la nuit,
l’hôte me conduisit à l’écurie.
Dans cet étrange pays,
les gens prétendent que je suis un cheval.
C’est vrai, sans doute,
et l’homme ne peut m’avoir compris si je hennis.
Dans mon pays, pourtant,
je suis ingénieur nucléaire.
(Pierre Della Faille)
Recueil: L’homme inhabitable
Editions: La Fenêtre Ardente