Nous ne faisons que partager un lent désastre.
Je me vois mourir en toi, en d’autres, en tout
et pourtant je bâille et je suis distraite
comme à un spectacle ennuyeux.
Les jours se défissent,
les nuits se consument avant qu’on s’en rende compte :
ainsi finissons-nous.
Rien. Il n’y a rien
entre lever et fermer les paupières.
Mais si quelqu’un vient à naître (son annonce,
la possibilité de son imminence,
son poids de syllabes dans l’air)
il bouleverse ce qui existe,
il est plus fort que le réel
et déloge les vivants dans leur corps.
(Rosario Castellanos)
Recueil: Poésie du Mexique
Traduction: Jean-Clarence Lambert
Editions: Actes Sud
Je crois que je vais faire la goutte d’eau ce matin.
Je vais tomber du ciel de mon lit,
bâiller quelques nuages, prendre ma douche,
je vais traverser un couloir long comme un horizon,
descendre l’escalier à grands pas de goutte,
puis sur ta joue, sans un mot, éclater.
Je crois que, pour un baiser,
je vais faire la goutte d’eau ce matin.
(Carl Norac)
Recueil: Petits poèmes pour passer le temps
Traduction:Editions: Didier Jeunesse
Il fait nuit si profonde autour de moi,
tant de solitude et de détresse.
Les murs tremblent et se pressent,
les larmes coulent du pain froid.
Il fait froid à pierre fendre dans la maison.
Aucun feu ne brûle, nulle part de lumière.
Mon souffle fume et expire dans l’air,
et tout espoir devient renonciation.
Dans le pays les routes bâillent largement
et m’appellent sûrement aussi.
Mais je suis fatiguée et emplie de peine…
ll fait nuit si profonde autour de moi.
***
Im Krieg
Es ist so tiefe Nacht um mich
und Einsamkeit und graue Not.
Die Wände drängen zitternd sich
und Tränen rinnen aus dem Brot.
Es ist so bitter kalt im Haus.
Kein Feuer brennt und nirgends Licht.
Mein Atem raucht im Raume aus
und aile Hoffnung wird Verzicht.
Im Lande gähnen Strassen weit
und rufen mich auch sicherlich.
Doch ich bin miide und volt Leid…
Es ist so tiefe Nacht um mich.
(Ingerborg Bachmann)
Recueil: Toute personne qui tombe a des ailes
Traduction: Françoise Rétif
Editions: Gallimard
RENDS-MOI trois choses, cruelle mort,
Chantait l’os sur le rivage,
Un enfant eut ce qu’enfant cherche
De plaisir ou d’heureux sommeil
Sur l’abondance de ma poitrine
(C’est un os blanchi par la vague
Et desséché par le vent).
Trois choses pleines que femmes savent,
Chantait l’os sur le rivage,
Un homme, si je l’étreignais
Ainsi, quand mon corps était vie,
Y trouvait toute joie que donne la vie
(C’est un os blanchi par la vague
Et desséché par le vent).
Et la troisième de mes hantises,
Chantait l’os sur le rivage,
C’est ce matin où je vis
Face à face mon bien-aimé,
Et m’étirai ensuite, et bâillai, heureuse.
(C’est un os blanchi par la vague
Et desséché par le vent.
Faut-il que le piano soit lent
Faut-il que le jour
Tarde à mourir
Pour que le chat s’étire et baille
Pour que tes gestes s’alentissent
Que l’ombre glisse au long des murs
Faut-il que ce moment soit calme
Pour que tes cheveux se dénouent
Que ce livre s’échappe des mains
Et que le soleil s’efface
Faut-il que la paix soit complète
Pour que le temps s’arrête enfin
Que la tristesse soit légère
Que toute peine soit remise
Et que s’éloignent les nuages
C’était un vieux sac d’écolier
Tout éventré, oublié,
D’où quelques cahiers bâillaient…
Mais c’est mon vieux cartable,
Là, sous la table
Dans le grenier !
C’est en rangeant que je l’ai retrouvé,
Et avec lui une bouffée de mon passé :
La fraîcheur du lever,
La main de Papa sur mon visage,
Disant : »Réveille-toi, il est tard,
Tu vas être en retard ! »
C’est tout mon plus jeune âge…
Comme il a l’air désuet
Ce vieil objet !
Mais que de secrets,
Que de souvenirs écoulés,
Que d’orages !
C’est toute une page…
Des odeurs et des senteurs,
Des bonheurs, des malheurs,
Des joies et des solitudes,
Des contraintes et des habitudes …
C’est jour de grève des boueux
on a la chance de pouvoir ce jour-là
jouer au chiffonnier au chineur
au brocanteur qui sait même à l’antiquaire
il y a un peu de tout
le choix est difficile
entre la poupée sans yeux sans bras sans nez
la boîte de sardines qui a perdu en chemin toutes ses sardines
la boîte de petits pois qui a perdu en chemin tous ses petits pois
le devoir déchiré qui a décroché non sans mal un zéro
le tube de pâte dentifrice qui a passé sous plusieurs compresseurs rouleaux
l’os l’arête le coton hydrophile
oui le choix est difficile
les poubelles bâillent au soleil de midi
toutes pleines de choses bonnes à cueillir
pour celui qui sait
tout à coup on aperçoit là… là… là…
une oeuvre d’art… d’art.. d’art…
abandonnée là… là… là…
par un philistin ignare
et sur laquelle on saute dare-dare
parfois c’est la Joconde que l’on retrouve ainsi
parfois c’est la Ronde de Nuit
parfois la Vénus de Milo
parfois le Radeau de la Méduse de Théodore Géricault
mais ce n’est pas tous les jours grève
jour de grève des boueux
L’ombre s’évapore
Et déjà l’aurore
De ses rayons dore
Les toits alentours
Les lampes pâlissent,
Les maisons blanchissent
Les marchés s’emplissent :
On a vu le jour.
De la Villette
Dans sa charrette,
Suzon brouette
Ses fleurs sur le quai,
Et de Vincenne,
Gros-Pierre amène
Ses fruits que traîne
Un âne efflanqué.
Déjà l’épicière,
Déjà la fruitière,
Déjà l’écaillère
Sautent au bas du lit.
L’ouvrier travaille,
L’écrivain rimaille,
Le fainéant baille,
Et le savant lit.
J’entends Javotte,
Portant sa hotte,
Crier : Carotte,
Panais et chou-fleur !
Perçant et grêle,
Son cri se mêle
A la voix frêle
Du noir ramoneur.
L’huissier carillonne,
Attend, jure, sonne,
Ressonne, et la bonne,
Qui l’entend trop bien,
Maudissant le traître,
Du lit de son maître
Prompte à disparaître,
Regagne le sien.
Gentille, accorte
Devant ma porte
Perrette apporte
Son lait encor chaud ;
Et la portière,
Sous la gouttière,
Pend la volière
De Dame Margot.
Le joueur avide,
La mine livide,
et la bourse vide,
Rentre en fulminant ;
Et sur son passage,
L’ivrogne, plus sage,
Rêvant son breuvage,
Ronfle en fredonnant.
Tout, chez Hortense,
Est en cadence ;
On chante, on danse,
Joue, et cætera…
Et sur la pierre
Un pauvre hère,
La nuit entière,
Souffrit et pleura.
Le malade sonne,
Afin qu’on lui donne
La drogue qu’ordonne
Son vieux médecin ;
Tandis que sa belle,
Que l’amour appelle,
Au plaisir fidèle,
Feint d’aller au bain.
Quand vers Cythère,
La solitaire,
Avec mystère,
Dirige ses pas,
La diligence
Part pour Mayence,
Bordeaux, Florence,
Ou les Pays-Bas.
« Adieu donc, mon père,
Adieu donc, mon frère,
Adieu donc, ma mère,
– Adieu, mes petits. »
Les chevaux hennissent,
Les fouets retentissent,
Les vitres frémissent :
Les voilà partis.
Dans chaque rue,
Plus parcourue,
La foule accrue
Grossit tout à coup :
Grands, valetaille,
Vieillards, marmaille,
Bourgeois, canaille,
Abondent partout.
Ah ! quelle cohue !
Ma tête est perdue,
Moulue et fendue,
Où donc me cacher !
Jamais mon oreille
N’eut frayeur pareille…
Tout Paris s’éveille…
Allons nous coucher.
La moule bâille au clair de lune
Entre les étoiles de mer
L’arapède au rictus amer
Et l’oursin aux aiguilles brunes
La vague idiote l’importune
Et le crabe aux pinçons pervers
La moule bâille au clair de lune
Le vent qui souffle de la dune
Lui flanque un frisson dans la chair
Ah vivre au coeur du Loir-et-Cher
Près d’une plantation d’agrumes
La moule bâille au clair de lune