Je rêve d’un beau soir au bord d’un étang vert
Où la verdeur des joncs s’irise de sarcelles.
L’azur y baignera ses arrière-étincelles
Comme des souvenirs dans l’onde découverts.
Les flots auront des fleurs d’écumes et d’éclairs.
Mon coeur, qu’auront repris les ultimes parcelles
D’une offrande oubliée au creux de la nacelle,
Sentira le frôler le Songe enfui dans l’air.
Sur les verts espaliers où pend le crépuscule,
Mes doigts fins s’en iront, au bout des nénuphars,
Cueillir le vert phosphorescent des libellules.
Mais j’y verrai bientôt, sous le cri des canards,
La lune éparpiller, en harmonie inerte,
Ses sanglots bleus d’argent au cil des moires vertes.
Le niveau monte
jusqu’à ce que le débordement commence
alors un bassin au-dessous
monte à son tour
et se déverse bientôt
dans une vasque inférieure
clepsydre de la Nature
(Michel Butor)
Recueil: Montagnes en gestation
Traduction:
Editions: Notari
Y a du soleil dans la rue
J’aime le soleil mais j’aime pas la rue
Alors je reste chez moi
En attendant que le monde vienne
Avec ses tours dorées
Et ses cascades blanches
Avec ses voix de larmes
Et les chansons des gens qui sont gais
Ou qui sont payés pour chanter
Et le soir il vient un moment
Où la rue devient autre chose
Et disparaît sous le plumage
De la nuit pleine de peut-être
Et des rêves de ceux qui sont morts
Alors je descends dans la rue
Elle s’étend là-bas jusqu’à l’aube
Une fumée s’étire tout près
Et je marche au milieu de l’eau sèche
De l’eau rêche de la nuit fraîche
Le soleil reviendra bientôt.
Le soleil entre à demi-mot, se glisse parmi la pénombre – laissant dehors les feuilles balancer. Des rais de lumière s’entrecroisent au-dedans, décalquent au sol les rideaux, bientôt bâtissent le silence dont ils sont poutres charpentières.
Surgit alors un temps d’enfance, de délivrance, un temps de chapelle peut-être.
Je serai je ne serai plus je serai ce caillou
toi tu seras moi je serai je ne serai plus
quand tu ne seras plus tu seras
ce caillou.
Quand tu seras ce caillou c’est déjà
comme si tu étais n’étais plus,
j’aurai perdu tu as perdu j’ai perdu
d’avance. Je suis déjà déjà
cette pierre trouée qui n’entend pas
qui ne voit pas ne bouge plus.
Bientôt hier demain tout de suite
déjà je suis j’étais je serai
cet objet trouvé inerte oublié
sous les décombres ou dans le feu ou l’herbe froide
ou dans la flaque d’eau, pierre poreuse
qui simule un murmure ou siffle et qui se tait.
Par l’eau par l’ombre et par le soleil submergé
objet sans yeux sans lèvres noir sur blanc
(l’oeil mi-clos pour faire rire
ou une seule dent pour faire peur)
j’étais je serai je suis déjà
la pierre solitaire oubliée là
le mot le seul sans fin toujours le même ressassé.
(Jean Tardieu)
Recueil: Jean Tardieu Un poète
Traduction:
Editions: Gallimard Jeunesse