Souvent je reviens m’asseoir dans ces lieux
où mon coeur, pour la première fois , perdit sa liberté;
dans ces lieux que les chagrins,
autant que les plaisirs que j’y éprouvai,
m’ont rendus chers ;
J’y retrouve des souvenirs tantôt tristes, tantôt riants,
selon que tu te plais, amour,
à me rappeler les rigueurs ou les bontés de l’objet qui m’enflamme.
La sagesse reçue des Anciens
M’accorda une vie humaine.
Elle m’invita, pauvre créature, jusqu’au palais
À tenir un humble rang dans le quartier des femmes.
J’ai joui de la grâce profuse du saint souverain,
Recueillant la faveur radieuse du soleil et de la lune.
Les rais brûlants de l’astre pourpre posés sur moi,
Je reçus la haute bénédiction dans le Pavillon de Zeng Shen.
Abandonnée à l’espoir de jours heureux,
Je délaçais mon souffle, éveillée comme endormie.
Mais les décrets du Ciel — qui pourra jamais les infléchir ?
Avant de les savoir, le soleil voilait sa lumière
Et me laissait déjà dans l’ombre du soir.
Je gardais la bonté du roi qui demeurait mon seul asile
Et mes fautes ne me conduisirent pas à l’exil.
J’ai servi l’impératrice douairière dans le palais d’orient
Et pris ma place parmi les suivantes de la Confiance éternelle.
J’aidais à laver les rideaux, à balayer le sol souillé
Et ma tâche se poursuit ainsi jusqu’au terme mortel.
Alors mes os trouveront repos au pied de la colline.
Et l’ombre vacillante des pins et des cyprès couvrira ma tombe.
(Pan Qi Yu)
(1er siècle avant J.-C.)
Recueil: Nuages immobiles Les plus beaux poèmes des seize dynasties chinoises
Traduction: Alexis Lavis
Editions: l’Archipel
Je cherche
ce que nous cherchons tous
Nella
la pureté
Oui tous nous la cherchons
cette chose sans prix
cette chose si pauvre
que le mot de pureté
est encore bien trop riche
pour la dire
et qu’il vaut mieux le remplacer
par celui de bonté
ou mieux encore par celui de
légèreté
Je cherche la légèreté Nella
celle du funambule
Comment faire comment être
De quel pas aller
sur le fil tendu de l’âme
J’avance quand même
peu mais j’avance
et beaucoup grâce à vous
La pureté n’est faite que de détails
La bonté n’est faite que de gestes
Ces gestes ne mènent pas à de grandes victoires
aucune légende ne les retient
Ces gestes sont gestes de tous les jours
bien plus héroïques
que tout héroïsme
Laver le linge
pour que l’enfant demain
se sente léger confiant
dans des vêtements frais propres
Même si demain n’est plus
dans la suite des jours
Même si demain
ne verra pas le jour
je ne crois plus qu’aux
gestes
Il n’y a pas de mots dans le monde
Il n’y a que des gestes
Le problème de la bonté
de la pureté de la légèreté
n’est pas pour autant résolu
mais il a du moins trouvé sa
juste formulation
Quel geste accomplir
pour atteindre à la vie pure
Quel geste faire ou retenir
Quittant le monde tu ouvres un livre :
une boîte à silence, familière, ouvragée,
délivrant un diable-doux, un ange-acide.
Fermant le livre, tu gagnes enfin ce qui n’est plus ni du monde, ni des mots :
la bonté ou le désespoir.
Allant hors de toi pour mieux te rapprocher du centre,
jusqu’à ce point du plus grand trouble
qui est aussi celui de la plus grande paix.
La pureté n’est faite que de détails
La bonté n’est faite que de gestes
Ces gestes ne mènent pas à de grandes victoires
aucune légende ne les retient
Ces gestes sont gestes de tous les jours
bien plus héroïques
que tout héroïsme
Chacun peut s’acheter
de la nourriture, mais pas l’appétit,
des médicaments, mais pas la santé,
des lits moelleux, mais pas le sommeil,
des connaissances, mais pas l’intelligence,
un statut social, mais pas la bonté,
des choses qui brillent, mais pas le bien-être,
des amusements, mais pas la joie,
des camarades, mais pas l’amitié,
des serviteurs, mais pas la loyauté,
des cheveux gris, mais pas l’honneur,
des jours tranquilles, mais pas la paix.
L’écorce de toute chose peut
s’obtenir avec de l’argent.
Mais le coeur, lui,
n’est pas à vendre.
(Anne Garborg)
Recueil: Poésies du Monde
Traduction:
Editions: Seghers
Une pierre
deux maisons
trois ruines
quatre fossoyeurs
un jardin
des fleurs
un raton laveur
une douzaine d’huîtres un citron un pain
un rayon de soleil
une lame de fond
six musiciens
une porte avec son paillasson
un monsieur décoré de la légion d’honneur
un autre raton laveur
un sculpteur qui sculpte des Napoléon
la fleur qu’on appelle souci
deux amoureux sur un grand lit
un receveur des contributions une chaise trois dindons
un ecclésiastique un furoncle
une guêpe
un rein flottant
une écurie de courses
un fils indigne deux frères dominicains trois sauterelles un strapontin
deux filles de joie un oncle Cyprien
une Mater dolorosa trois papas gâteau deux chèvres de Monsieur Seguin
un talon Louis XV
un fauteuil Louis XVI
un buffet Henri II deux buffets Henri III trois buffets Henri IV
un tiroir dépareillé
une pelote de ficelle deux épingles de sûreté un monsieur âgé
une Victoire de Samothrace un comptable deux aides-comptables
un homme du monde deux chirurgiens trois végétariens
un cannibale
une expédition coloniale un cheval entier une demi-pinte de bon
sang une mouche tsé-tsé
un homard à l’américaine un jardin à la française
deux pommes à l’anglaise
un face-à-main un valet de pied un orphelin un poumon d’acier
un jour de gloire
une semaine de bonté
un mois de Marie
une année terrible
une minute de silence
une seconde d’inattention
et …
cinq ou six ratons laveurs
un petit garçon qui entre à l’école en pleurant
un petit garçon qui sort de l’école en riant
une fourmi
deux pierres à briquet
dix-sept éléphants un juge d’instruction en vacances assis sur un pliant
un paysage avec beaucoup d’herbe verte dedans
une vache
un taureau
deux belles amours trois grandes orgues un veau marengo
un soleil d’Austerlitz
un siphon d’eau de Seltz
un vin blanc citron
un Petit Poucet un grand pardon un calvaire de pierre une échelle de corde
deux soeurs latines trois dimensions douze apôtres mille et une nuits
trente-deux positions six parties du monde cinq points cardinaux
dix ans de bons et loyaux services sept péchés capitaux deux doigts
de la main dix gouttes avant chaque repas trente jours de prison
dont quinze de cellule cinq minutes d’entr’acte