Quand naquit mon amour, c’était sur les rivages
des eaux dansantes d’un torrent
par une claire nuit de nordique printemps,
par une de ces nuits de mes jeunes années
où je buvais le miel sauvage
sur les prés couverts de rosée.
Quand naquit mon amour, c’était sur les rivages
du Païso torrentueux
où sautait le saumon et chassait le brochet ; et
de ses froides eaux qui roulaient avec rage,
farouchement voluptueux,
un chant irréel s’élevait.
Et ce chant bouillonnait tout le long de mes veines
chaque fois qu’un nouveau printemps
venait remettre à neuf un peu de l’âme humaine ;
et dans le monde entier retentissait ce chant
chaque fois que mystérieux
un printemps descendait des cieux.
Mais jamais plus, hélas, je n’aimerai
comme en ces jours lointains, comme aux bords enchantés
des eaux claires du Païso.
Mon amour se fait vieux, mon amour se fait gris,
mon amour ne sait plus du tout
cueillir le miel sauvage au coeur profond des nuits.
(Dan Andersson)
Recueil: 35 siècles de poésie amoureuse
Traduction: J.-V. Pellerin
Editions: Saint-Germain-des-Prés Le Cherche-Midi
Je voudrais avoir l’ignorance de l’aube
Qui de là-haut a vu
Cette vieille reine mesurer une ville
Avec l’épingle d’une brochet,
Ou ces vieillards flétris regarder
De leur pédante Babylone
La course insouciante des planètes,
Le déclin des étoiles et l’éveil de la lune,
Et saisir leurs tablettes pour y faire des calculs ;
Je voudrais avoir l’ignorance de l’aube,
Et comme elle tout simplement,
Balancer sur les épaules embrumées des chevaux
Les paillettes de son char ;
Je voudrais (car tout savoir ne vaut pas un liard)
Avoir la folle ignorance de l’aube.
***
THE DAWN
I would be ignorant as the dawn
That has looked down
On that old queen measuring a town
With the pin of a brooch,
Or on the withered men that saw
From their pedantic Babylon
The careless planets in their courses,
The stars fade out where the moon cornes,
And took, their tablets and did sums;
I would be ignorant as the dawn
That merely stood, rocking the glittering coach
Above the cloudy shoulders of the horses;
I would be for no knowledge is worth a straw
Ignorant and wanton as the dawn.
(William Butler Yeats)
Recueil: La Rose et autres poèmes
Traduction: de l’anglais (Irlande) Jean Briat
Editions: POINTS
On a un bien joli canton :
des veaux, des vaches, des moutons,
du chamois, du brochet, du cygne ;
des lacs, des vergers, des forêts,
même un glacier, aux Diablerets ;
du tabac, du blé, de la vigne,
mais jaloux, un bon Genevois
m’a dit, d’un petit air narquois :
– Permettez qu’on vous interroge :
Où sont vos fleuves, franchement ?
Il oubliait tout simplement
la Venoge !
Un fleuve ? En tout cas, c’est de l’eau
qui coule à un joli niveau.
Bien sûr, c’est pas le fleuve Jaune
mais c’est à nous, c’est tout vaudois,
tandis que ces bons Genevois
n’ont qu’un tout petit bout du Rhône.
C’est comme : «Il est à nous le Rhin !»
ce chant d’un peuple souverain,
c’est tout faux ! car le Rhin déloge,
il file en France, aux Pays-Bas,
tandis qu’elle, elle reste là,
la Venoge !
Faut un rude effort entre nous
pour la suivre de bout en bout ;
tout de suite on se décourage,
car, au lieu de prendre au plus court,
elle fait de puissants détours,
loin des pintes, loin des villages.
Elle se plaît à traînasser,
à se gonfler, à s’élancer
– capricieuse comme une horloge –
elle offre même à ses badauds
des visions de Colorado !
la Venoge !
En plus modeste évidemment.
Elle offre aussi des coins charmants,
des replats, pour le pique-nique.
Et puis, la voilà tout à coup
qui se met à fair’ des remous
comme une folle entre deux criques,
rapport aux truites qu’un pêcheur
guette, attentif, dans la chaleur,
d’un œil noir comme un œil de doge.
Elle court avec des frissons.
Ça la chatouille, ces poissons,
la Venoge !
Elle est née au pied du Jura,
mais, en passant par La Sarraz,
elle a su, battant la campagne,
qu’un rien de plus, cré nom de sort !
elle était sur le versant nord !
grand départ pour les Allemagnes !
Elle a compris ! Elle a eu peur !
Quand elle a vu l’Orbe, sa sœur
– elle était aux premières loges –
filer tout droit sur Yverdon
vers Olten, elle a dit : «Pardon !»
la Venoge !
«Le Nord, c’est un peu froid pour moi.
J’aime mieux mon soleil vaudois
et puis, entre nous : je fréquente !»
La voilà qui prend son élan
en se tortillant joliment,
il n’y a qu’à suivre la pente,
mais la route est longue, elle a chaud.
Quand elle arrive, elle est en eau
– face aux pays des Allobroges –
pour se fondre amoureusement
entre les bras du bleu Léman,
la Venoge !
Pour conclure, il est évident
qu’elle est vaudoise cent pour cent !
Tranquille et pas bien décidée.
Elle tient le juste milieu,
elle dit : «Qui ne peut ne peut !»
mais elle fait à son idée.
Et certains, mettant dans leur vin
de l’eau, elle regrette bien
– c’est, ma foi, tout à son éloge –
que ce bon vieux canton de Vaud
n’ait pas mis du vin dans son eau…
la Venoge !
Il y avait
Dans la rivière
Un gros brochet
Qui savait se taire
En français.
Les canards
Si bavards,
Les hochequeues
Si curieux
Lui demandaient:
« Cher ami, cher brochet,
taisez-vous un peu
En français. »
Et le brochet
Se taisait,
Se taisait tout le temps
En pur français.
Il est fol a lier, qui dit
Être amoureux depuis une heure :
Non que l’amour si tôt se meure,
Mais peut en moins de temps dévorer plus de dix.
Qui me croira quand je proteste
Que depuis un an j’ai la peste?
Qui ne rirait de moi si j’allais déclarer
Que j’ai vu poire à poudre au long d’un jour brûler?
Ah! c’est peu de chose qu’un coeur
Quand aux mains d’Amour il se trouve :
Tout autre mal que l’on éprouve,
Ne prenant que sa part, laisse aux autres la leur.
Lui ne vient point, mais nous arrache,
Nous avale, et jamais ne mâche;
Il fauche rangs entiers, comme un train de boulets,
Et nos coeurs sont fretin pour ce tyran brochet.
Sinon, qu’est mon coeur devenu
Le jour où je t’ai rencontrée?
J’en avais un à mon entrée,
Mais lorsque je sortis je n’en possédais plus.
S’il s’était mis chez toi, je gage
Qu’il eût au tien appris l’usage
D’un peu plus de pitié pour moi; c’est donc, hélas,
Que comme verre Amour d’un seul coup le brisa.
Rien pourtant ne s’anéantit,
Et le vide absolu n’existe;
Je crois donc qu’en mon sein subsistent
Encor tous ces morceaux, bien qu’ils ne soient unis.
Comme on voit aux glaces brisées
Cent images rapetissées,
Mon coeur peut, en lambeaux, désirer, adorer,
Mais après tel amour il ne peut plus aimer.
***
THE BROKEN HEART
He is Starke mad, who ever sayes,
That he hath beene in love an honre,
Yet not that love so soone decayes,
But that it can tenne in Jesse space devour;
Who will beleeve mee, if I sweare
That I have had the plague a yeare 1
Who would not laugh at mee, if I should say,
I saw a flaske of powder burne a day?
Ah, what a trifle is a heart,
If once into loves hands it come !
All other griefes allow a part
To other griefes, and aske themselves but some
They come to us, but us Love draws,
Hee swallows us, and never chawes:
By him, as by chain’d shot, whole rankes doe dye,
He is the tyran Pike, our hearts the Frye.
If ’twere not so, what did become
Of my heart, when I first saw thee ?
I brought a heart into the roome,
But from the roome, I carried none with mee:
If it had gone to thee, I know
Mine would have taught thine heart to show
More pitty unto mee: but Love, alas,
At one first blow did shiver it as glasse.
Yet nothing can to nothing fall,
Nor any place be empty quite,
Therefore I thinke my breast hath all
Those peeces still, though they be not unite;
And now as broken glasses show
A hundred lesser faces, so
My ragges of heart can like, wish, and adore,
But after one such love, can love no more.
(John Donne)
Recueil: Poèmes
Traduction: J.Fuzier et Y. Denis
Editions: Gallimard
Un jour, sur ses longs pieds, allait je ne sais où,
Le Héron au long bec emmanché d’un long cou.
Il côtoyait une rivière.
L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours ;
Ma commère la carpe y faisait mille tours
Avec le brochet son compère.
Le Héron en eût fait aisément son profit :
Tous approchaient du bord, l’oiseau n’avait qu’à prendre ;
Mais il crut mieux faire d’attendre
Qu’il eût un peu plus d’appétit.
Il vivait de régime, et mangeait à ses heures.
Après quelques moments l’appétit vint : l’oiseau
S’approchant du bord vit sur l’eau
Des Tanches qui sortaient du fond de ces demeures.
Le mets ne lui plut pas ; il s’attendait à mieux
Et montrait un goût dédaigneux
Comme le rat du bon Horace.
Moi des Tanches ? dit-il, moi Héron que je fasse
Une si pauvre chère ? Et pour qui me prend-on ?
La Tanche rebutée il trouva du goujon.
Du goujon ! c’est bien là le dîner d’un Héron !
J’ouvrirais pour si peu le bec ! aux Dieux ne plaise !
Il l’ouvrit pour bien moins : tout alla de façon
Qu’il ne vit plus aucun poisson.
La faim le prit, il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un limaçon.
Ne soyons pas si difficiles :
Les plus accommodants ce sont les plus habiles :
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
Gardez-vous de rien dédaigner ;
Surtout quand vous avez à peu près votre compte.
Bien des gens y sont pris ; ce n’est pas aux Hérons
Que je parle ; écoutez, humains, un autre conte ;
Vous verrez que chez vous j’ai puisé ces leçons.
Voyez l’appétit féroce des comètes
brochets poursuivant le menu fretin
moustiques hallucinants tout parés de
trompes et d’aigrettes
vers fantastiques pareils à des noyaux de pêche
dont la queue s’orne d’une couronne
rayonnante de poils et s’étire jusqu’aux
cantons les plus disgraciés de la création.
Qui purgera les mers de leurs bitumes ?
Cheval échappé de la clé des songes
Heurtant du sabot l’horloge à minuit :
Les plus lourds dormeurs sortent de leurs plonges
Émergent dans le silence et l’ennui
La chouette ulule au faîte des granges
La lune s’étale sur ses moissons bleues
On entend tinter des cloches étranges
Craquer les grillons sous les cendres feues
C’est l’heure où chassent le brochet, la loutre
Et le maraudeur et le braconnier,
Le contrebandier saigne sur ses outres,
Il pleut quelque plomb sur le faux saunier.
La terre est semée de villages morts
Où grognent des chiens, où des rats galopent
Se crispent des mains sur de vieux remords
Où sur les seins lourds des maries-salopes
Mais l’aurore aiguise au loin ses couteaux
Dans son huile d’or baigne ses flammèches
Pour ressusciter, ouvrant leurs vantaux
Tous ces doux champions du vieux casque-à-mèche
Le jeune et le vieux le gars et la belle
Dans les bras l’un de l’autre alors surpris,
Et dans les vergers lourds de mirabelles
Les merles espiègles et les mulots gris
Les rondes d’enfants tournant à grands cris
A la ri, à la ribe, ribambelle !
La langue est lucide et dure
Les mailles de tes mots
Font un filet innombrable
Que tu jettes sur ta statue
Pour la lester d’argent peut-être
Quand elle penche au-dessus
D’une eau que nulle ligne
Ne sonda jamais jusqu’aux fonds
Où les grands brochets dorment,
Mais je vois un petit sourire
Flotter sur la pierre tiède
Au coin de tes lèvres ouvertes.