1
Absurde est la matière qui s’écroule,
la matière pénétrée de vide, la creuse.
Non : la matière ne se détruit pas,
la forme que nous lui donnons se désagrège,
nos oeuvres se réduisent en miettes.
2
La terre tourne, entretenue par le feu.
Elle dort sur une poudrière.
Elle porte en son sein un bûcher
un enfer solide
qui soudain se transforme en abîme.
3
La pierre profonde bat dans son gouffre.
En se dépétrifiant, elle rompt son pacte
avec l’immobilité et se transforme
en bélier de la mort.
4
De l’intérieur vient le coup,
la morne cavalcade,
l’éclatement de l’invisible, l’explosion
de ce que nous supposons immobile
et qui pourtant bouillonne sans cesse.
5
L’enfer se dresse pour noyer la terre.
Le Vésuve éclate de l’intérieur.
La bombe monte au lieu de descendre.
L’éclair jaillit d’un puits de ténèbres.
6
Il monte du fond, le vent de la mort.
Le monde tressaille en fracas de mort.
La terre sort de ses gonds de mort.
Comme une fumée secrète avance la mort.
De sa prison profonde s’échappe la mort.
Du plus profond et du plus trouble jaillit la mort.
7
Le jour devient nuit,
la poussière est soleil
et le fracas remplit tout.
8
Ainsi soudain se casse ce qui est ferme,
béton et fer deviennent mouvants,
l’asphalte se déchire, la ville et la vie
s’écroulent. La planète triomphe
contre les projets de ses envahisseurs.
9
La maison qui protégeait contre la nuit et le froid,
la violence et l’intempérie,
le désamour, la faim et la soif
se transforme en gibet et en cercueil.
Le survivant reste emprisonné
dans le sable et les filets de la profonde asphyxie.
10
C’est seulement quand il nous manque, qu’on apprécie l’air.
Seulement quand nous sommes attrapés comme le poisson
dans les filets de l’asphyxie. Il n’y a pas de trous
pour retourner à la mer d’oxygène
où nous nous déplacions en liberté.
Le double poids de l’horreur et de la terreur
nous a sortis
de l’eau de la vie.
Seulement dans le confinement nous comprenons
que vivre c’est avoir de l’espace.
Il fut un temps
heureux où nous pouvions bouger,
sortir, entrer, nous lever, nous asseoir.
Maintenant tout s’est écroulé. Le monde
a fermé ses accès, ses fenêtres.
Aujourd’hui nous comprenons ce que signifie
cette terrible expression : enterrés vivants.
11
Le séisme arrive et devant lui plus rien
ne valent les prières et les supplications.
Il naît de son sein pour détruire
tout ce que nous avons mis à sa portée.
Il jaillit et se fait reconnaître à son oeuvre atroce.
La destruction est son unique langage.
Il veut être vénéré parmi les ruines.
12
Cosmos est chaos, mais nous ne le savions pas
ou nous n’arrivions pas à le comprendre.
La planète descend-elle en tournant
dans les abîmes de feu glacé ?
Tourne-t-elle ou tombe-t-elle cette terre ?
Le destin de la matière est-il dans cette chute infinie ?
Nous sommes nature et rêve. C’est pourquoi
nous sommes ce qui descend toujours :
poussière dans les airs.
N’oubliez pas surtout les solitaires
Avec leurs fronts et leurs poings dédaignés.
Quand s’accomplit la folle cavalcade,
On les retrouve aux pieds de vos chevaux.
Il fut la joie. Il n’est plus que ravines,
Rides sans eau pour en faire des fleuves,
Et sans rameurs, sans rêves navigables,
Même le temps ne les reconnaît plus.
Cet amoureux enchâssant une perle
Dans un poème et croyant qu’une aurore
Se lèverait sur son geste magique :
L’autre la prit pour orner sa cravate.
Et celui-là qui jetait des fleurettes
Sur les tombeaux des enfants inconnus.
Le poing s’ouvrant pour demander l’aumône
S’est refermé sur des ronces cruelles.
Tout l’or du temps, tout l’ambre, tout le sable
Pour ces obscurs. Un flacon d’amour pur
Pour enivrer leur chaste souvenir,
Et pour leur mort un silence de vie.
Une rumeur d’épouvante rôde en ville,
Se glisse dans les maisons comme un voleur.
Pourquoi ne pas relire, avant de m’endormir,
Le conte de Barbe-Bleue ?
Comment la septième monta l’escalier,
Comment elle appela sa soeur cadette,
Et guetta, retenant son souffle,
Ses frères bien-aimés, ou la terrible messagère…
Une poussière s’élève comme un nuage de neige,
Les frères vont entrer au galop dans la cour du château,
Et sur la nuque innocente et gracile,
Le tranchant de la hache ne se lèvera pas.
Consolée à présent par cette cavalcade,
Je devrais m’endormir tranquille
Mais qu’a-t-il, ce coeur, à battre comme un enragé,
Et le sommeil, pourquoi ne vient-il pas ?
Les nuages sont des créatures d’eau et d’herbe
Qui montent sans violence par les gradins
De la forêt prodigieuse et évitent, souples,
L’excès redoutable de l’espace
Et sa dure résistance imprévisible.
Une joie légère les lance
Comme des jupons, des anémones ou des geysers,
Ils se poursuivent plus hauts que la topaze
Inébranlable du temps.
Les saules au sol les répètent ;
Des cavalcades d’oiseaux délibèrent
Comme de profondes choses solitaires.
(Julio Cortázar)
Recueil: Crépuscule d’automne
Traduction: Silvia Baron Supervielle
Editions: José Corti
Commencement du monde,
Chaos,
Reflet de choses informes
Dans l’eau
Boue, limon,
Racines monstrueuses.
Printemps,
Vert tendre des pousses,
Grand ciel ténébreux
Que strie un rayon orangé
Au ras de terre,
Terre brune, humide.
Grouillement de reptiles,
Cri des grenouilles
Dans le soir chaud,
Cavalcade folle
D’animaux préhistoriques
Et caricaturaux,
Mousses espagnoles
Pendues aux lianes,
En barbes d’académiciens.
Jungle fourmillante,
Marécages croupissants ;
Nègres aux yeux ronds,
Que mène un sorcier hurlant.
Vert ! Vert !
Premier vert
Du premier printemps !
Vert tendre,
Vert cru
Et choquant
Des jeunes pousses !
Un jazz s’esquisse,
Ingénu ;
Saveur des premiers sons,
Cadence des premiers rythmes.
Tout se choque, se mêle
Et monte à la charge.
Les bruits sont confusion.
Seule une voix
Est déjà voix,
Et s’élève toute formée,
Avec seulement trois notes,
Complètes et pleines.
C’est une espèce de voix
Qui reprend
Sans changer,
Lancinante
Et caressante.
Trois notes
Qui bouleversent
Le cœur primitif.
Plainte,
Appel,
Séduction :
C’est d’un enfant
Et d’une femme,
En un petit animal
Craintif,
Fort d’un charme magique
Et touché de je ne sais quel malheur.
Ce soir,
Le monde est vieux
Et je m’ennuie.
Tout est rangé
Et rectiligne
Dans la ville.
Pour fêter le printemps
En moi pourtant
Il est une voix
D’une fraîcheur
De commencement du monde,
Et touchée de je ne sais quel malheur,
Qui chante
Avec seulement trois notes ;
Petite Ève intacte
En trois notes
Qui bouleversent le cœur éternel.
Tout est départ.
Du mouvement il n’y a pas à démordre.
Du mouvement dans l’azur ou l’asphalte, les volcans ou les glaces.
Le moindre geste a semé des étoiles sur la terre.
Qui ne sent la cavalcade, le carnaval, la migration des corps et des pierres ?
Le moindre écart a jeté des outrages au ciel.
Qui n’accueille les cahots, les blasphèmes, les caresses et les traces ?
Le moindre pas a levé d’autres horizons.
Qui ne vit d’alertes, de temps anéantis, de souffles brûlants et d’ombres ?
Tout est dépense.
Tout est désert.
Au grand miroir de nos mains vides.