Le sourire d’une inconnue,
Les mains légères des épis,
Se nouant et se dénouant,
L’odeur vieille d’une commode
Dont les souvenirs sont envolés,
Le bruit mat et roulé
D’une pomme qui tombe,
L’enfant qui ouvre la bouche
En traçant quelques signes
Tant son coeur est présent
Sous ses doigts qui dessinent…
La petite mort dans l’âme, à force de tourner elle
s’était perdue.
Peut-être l’avez-vous rencontrée à l’Armée du Salut
ou au coin de la rue ?
La petite mort dans l’âme si fatiguée, si sale et si
grelottante,
le faux sommeil de trois heures du matin dans les salles
d’attente.
Son tablier percé, ses mains gercées, ses lèvres crevassées,
ses souliers très usés, ses bras très reprisés, ses épaules très
méprisées.
Maintenant je suis sûr de l’avoir déjà aperçue en mil neuf cent
quarante.
au Mesnil les Trois Chemins, sous une pluie battante.
La petite mort dans l’âme ce jour-là était devenue folle.
On lui avait tué son mari, il était si gentil, un si bon homme,
et il s’appelait Paul.
Elle était restée toute seule dans le village.
L’église ouverte en deux, les saints de Saint-Sulpice pleuraient
leur plâtre peint sous l’orage.
Mais la petite mort dans l’âme a bien fini par reprendre la
route.
Je l’ai revue dans les Ardennes, sa charrette arrêtée, elle cassait
la croûte.
Elle avait emporté un matelas, un édredon, les douze
casseroles de cuivre,
le panier à salade, l’horloge de grand’mère, la cage de l’oiseau
et le chien Pataud à pied pour la suivre.
La petite mort dans l’âme marchait tout le temps et ne dis
rien :
il faudra bien que ça finisse, tout a une fin, il faudra bien.
La petite mort dans l’âme, on lui a fait voir du pays
Amsterdam, Varsovie, Coventry, Cologne, Oradour,
Hiroshima, Paris.
Les voyages forment la jeunesse, et la petite mort dans l’âme
à force d’aller partout et d’en voir de toutes les couleurs
devint une vraie dame.
La petite mort dans l’âme en mil neuf cent quarante-trois
s’était mariée en Pologne au coin d’un bois l’hiver, il faisait
très grand froid.
Elle avait épousé le nommé Juif Errant Isaac Laaquedem,
mais il est mort en déportation pauvre petite, et elle n’était
pas au bout de ses peines.
(Elle n’a pas pu toucher sa pension : les papiers n’étaient pas
en ordre.
Et la petite mort dans l’âme a dû chercher du travail, ah ! ce
n’est pas commode).
Dans les ruines d’Aix-la-Chapelle que les Allemands
nomment Aachen,
la petite mort dans l’âme m’a parlé en allemand Ich nicht
spricht deutsch, nichtfertig, alors à quoi bon ta rengaine ?
La petite mort dans l’âme a été voir sa grand’mère Mort Dans
l’Âme pour lui porter, acheté au marché noir, un quart de beurre.
Mais sa grand’mère était morte de froid rue Mouffetard, et
c’est bien du malheur.
(Elle habitait au huitième dans une chambre sous les toits.
Les employés des Pompes funèbres ont eu du mal avec leur
caisse, l’escalier est étroit).
J’ai rencontré la petite mort dans l’âme, ses yeux bleus pleins
de larmes, et comme elle était belle !
parmi ce qui reste d’une maison blitzée, dans une rue triste de Whitechapel !
Mais plus tard, c’était encore elle, je ne m’y suis pas trompé,
qui disait cigarette, cigarette, à Oslo,
aux matelots anglais sur le port avec son odeur de goudron et
d’eau.
Elle avait perdu son bébé quand elle avait treize ans, il était
mort en couches,
à cause des privations, du temps des Allemands, avec qui il
avait bien fallu qu’à la fin elle couche.
La petite mort dans l’âme a été putain à Naples et à Rome,
marchande de croissants au métro Réaumur, et de piles
électriques entre Villiers et Rome.
On lui a tondu les cheveux en août 1944 et c’était une erreur,
elle n’aurait jamais cru qu’elle avait de quoi tant pleurer dans
le coeur.
Elle est toujours ici, parmi nous, au noir de notre coeur,
Et quand tu te crois seul, d’Athènes, de Madrid, de France, de
Chine ou d’Amérique,
de tous les coins de ce monde bête et triste,
voilà qu’elle est en toi, la petite mort dans l’âme, à
l’improviste.
(Claude Roy)
Recueil: Claude Roy un poète
Traduction:
Editions: Gallimard Jeunesse
Des pattes fines sur le toit la nuit sans lune
Le bruit mat d’une pomme qui tombe dans l’herbe
Les pattes qui tricotent doux sûrement un loir
On entend très haut dans le ciel un très fin cri d’oiseau
Que font les grives mauvis à voler à cette heure?
Et moi qu’est-ce que je fais à ne pas encore dormir?
J’aimerais avoir des mains légères de lingère
Je plierais ma tristesse comme du linge frais
qui sent encore la bonne chaleur du fer à repasser
Je la rangerais dans le tiroir de la commode
et je serais tranquille simplement l’ami des loirs
qui ont des pattes si fines et le bout du museau rose
l’ami des grives qui ont le jabot piqueté de confettis noirs
Je serais sage comme une grosse pomme tombée dans l’herbe
Je dormirais comme la pomme J’aurais des rêves légers
où les jeunes filles d’autrefois la plupart maintenant mortes
me diraient gravement des choses sans gravité
et me regarderaient avec de grands yeux clairs
(Claude Roy)
Recueil: À la lisière du temps suivi de Le voyage d’automne
Traduction:
Editions: Gallimard
Légère, comme après sa mort,
elle a mis des gants, une écharpe.
Un parfum de sa commode
a chassé la chère odeur
à laquelle autrefois elle se découvrait.
Depuis longtemps elle ne s’interroge
plus : Qui suis-je ? (une parente éloignée),
et, perdue dans ses pensées,
elle s’affaire, prenant soin
de sa chambre inquiète qu’elle arrange
et ménage, parce que peut-être
la jeune fille d’autrefois l’habite encore.
La terre jamais ne fatigue,
La terre est rude, silencieuse, incompréhensible d’abord,
la Nature est rude et incompréhensible d’abord,
Ne te décourage pas, persévère, il y a des choses divines bien enveloppées,
Je te jure qu’il a des choses divines plus magnifiques que
les mots ne peuvent le dire.
» Allons ! » il ne faut pas nous arrêter ici,
Si délicieuses que soient ces provisions amassées,
si commode cette demeure nous ne pouvons pas rester ici,
Si abrité que soit ce port et si calmes ces eaux
nous ne devons pas jeter l’ancre ici,
Si accueillante que soit l’hospitalité qui nous entoure
il ne nous est permis de la recevoir que peu de temps.
Toute la traversée nous laissera mémoire
D’une chose sans beauté : la commode
Vieille qui a de la gaucherie,
Souvenir dédaigné et pris par mégarde
Par sommeil d’âme, dans la torpeur.
Du passé entier rejaillira la couleur.
(Georges-Emmanuel Clancier)
Recueil: Le Poème Hanté
Traduction:
Editions: Gallimard
C’est dans des chambres à commodes bombées,
à crucifix de bois noir,
à albums de photographies reliés de cuir de couleur vieux vin
que les pères ont pu tordre les poignets
de leurs filles, ou des oncles ceux de leurs nièces;
ces femmes étant en crinoline soufre
et leurs amoureux en redingotes couleur feu d’enfer.
Sous des gravures représentant l’Ombrie,
les lacs suisses ou les Etats du Pape,
elles tombaient à genoux, le visage blanc,
et sur leurs bustes éclatants, dans la pénombre,
plus éclatants encore des esclavages d’or.
C’est peut-être à coup de châtaigne qu’on devient marron
C’est peut-être à coup de bonbaine qu’on devient neutron
C’est peut-être à coup de canon qu’on se fait un bâton de maréchal
Une veuve joyeuse, une gueule cassée deux étoiles
C’est peut-être en débitant du saucisson qu’on fait fortune dans la chanson
Faudra que j’essaye avec Fanon…
C’est peut-être à petits coups de blanc qu’on devient poivrot
C’est peut-être à petits coup de dents qu’on devient salaud
C’est peut-être à coup de métro qu’on se fait une gueule de parigot
Qui ne pense plus qu’à sa voiture à son frigo
C’est peut-être en montrant le fond de son pantalon
Qu’on fait son trou dans la chanson
Faudra que j’essaye avec Fanon…
C’est peut-être par la calotte qu’on devient païen
C’est peut-être par la culotte qu’on devient putain
C’est peut-être par le calot qu’on devient crétin
par le culot qu’on devient quelqu’un
Qui ne fait rien de ses deux mains
C’est peut-être en chantant mon cul sur la commode
Qu’on se fait une chanson à la mode
Faudra que j’essaye avec Fanon…
C’est peut-être au chapeau qu’on voit l’homme d’affaires
C’est peut-être aux affaires qu’on voit le gangster
C’est peut-être à coup d’oseille qu’on se fait sa place au soleil
A coup de baise-main qu’on se fait un lit à baldaquin
C’est peut-être en marchant sur les mains des copains
Qu’on se fait un nom dans la chanson
Faudra que j’essaye avec Fanon…
C’est peut-être en forgeant qu’on devient forgeron
C’est peut-être en ahanant qu’on devient bûcheron
C’est peut-être en bourlinguant qu’on devient matelot
A coup de faucille qu’on devient marteau,
A coup de marteau qu’on fait le gros dos
C’est peut-être à coup de chansons sans concession
Qu’on fait sa petite révolution chez les rois loups de la chanson
C’est peut-être à cause d’une chanson
Qu’en une nuit comme des champignons
Poussent les amis qui font la rime à mes chansons.
Oh, avec quels
Soins infinis
J’ai cherché
A le maintenir en vie :
Chaque jour
Amoureusement
Je l’insultais,
Chaque jour
Je le vitupérais
Pour son oeuvre
Funeste.
Ciel, quelle fête,
Quelle belle théorie,
Comme c’était facile,
Comme c’était commode,
Comme c’était juste
A la mesure de l’homme !
Quand Dieu existait,
Non, il n’y avait
Pas de problèmes.
Mais après ?
Quel triste
Maudit
Etat.
Maintenant :
De tout
Je ne puis accuser que moi.
***
Ho cercato di mantenerlo in vita
Oh con quale
Cura infinita
Ho cercato
Di mantenerlo in vita :
Tutti i giorni
Amorosamente
Lo bestemmiavo,
Tutti i giorni
Lo vituperavo
Per l’opera sua
Funesta.
Cielo, che festa,
Che bell’assunto,
Com’era facile,
Com’era comodo,
Com’era, appunto,
A misura d’uomo !
Quando Dio era,
No, non si dava
Problema.
E invece
Che tristo
Dannato
Stato
Adesso :
Di tutto
Non posso dare colpa che a me stesso.