Ma déesse,
Née de nulle part,
Née de l’ultime destin,
Symbole de levain,
Base de toute création,
Celui dont on a besoin,
Pour se grandir, se mouvoir,
Et s’épanouir,
Un chemin,
Une sublimation,
Irréelle pour mon conscient,
Mais réelle dans l’autre moi,
Un bonheur illusionnel,
Né de toi, ma déesse,
Un toi qui n’est plus illusion,
Raison, sans frontière,
Omis de tous sens irréels,
Une histoire parfaite,
Ou tout se conjugue au présent,
Ou l’avant toi était omniprésent,
En attente de ton être,
J’alternais les conjugaisons,
Aujourd’hui, un paradis,
Né de toi, ma déesse,
Ou ma vie,
Est un poème,
Un amour immortel,
Né de toi, ma déesse …
Ce temps si frêle si transitoire
Qui boude et qui s’obstine
Puis s’évanouit à chaque pas
Jour après jour il me rappelle
Ma mort inscrite quelque part
Dans un coin de ma vie ?
Dans l’inconnu ?
Ces jours précieux
Je les gaspille,
Les dilapide et les dissipe
Je les prodigue à tout venant
Et les disperse à tous les vents
(Andrée Chedid)
Recueil: L’Étoffe de l’univers
Traduction:
Editions: Flammarion
C’est aux contempteurs du corps que je veux dire leur fait.
Ils ne doivent pas changer de méthode d’enseignement,
mais seulement dire adieu à leur propre corps — et ainsi devenir muets.
« Je suis corps et âme » — ainsi parle l’enfant.
Et pourquoi ne parlerait-on pas comme les enfants ?
Mais celui qui est éveillé et conscient dit :
Je suis corps tout entier et rien autre chose ;
l’âme n’est qu’un mot pour une parcelle du corps.
Le corps est un grand système de raison,
une multiplicité avec un seul sens,
une guerre et une paix, un troupeau et un berger.
Instrument de ton corps, telle est aussi ta petite raison que tu appelles esprit,
mon frère, petit instrument et petit jouet de ta grande raison.
Tu dis « moi » et tu es fier de ce mot.
Mais ce qui est plus grand, c’est — ce à quoi tu ne veux pas croire —
ton corps et son grand système de raison : il ne dit pas moi, mais il est moi.
Ce que les sens éprouvent, ce que reconnaît l’esprit, n’a jamais de fin en soi.
Mais les sens et l’esprit voudraient te convaincre qu’ils sont la fin de toute chose : tellement ils sont vains.
Les sens et l’esprit ne sont qu’instruments et jouets : derrière eux se trouve encore le soi.
Le soi, lui aussi, cherche avec les yeux des sens et il écoute avec les oreilles de l’esprit.
Toujours le soi écoute et cherche : il compare, soumet, conquiert et détruit.
Il règne, et domine aussi le moi.
Derrière tes sentiments et tes pensées, mon frère, se tient un maître plus puissant, un sage inconnu — il s’appelle soi.
Il habite ton corps, il est ton corps.
Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse.
Et qui donc sait pourquoi ton corps a précisément besoin de ta meilleure sagesse ?
Ton soi rit de ton moi et de ses cabrioles.
« Que me sont ces bonds et ces vols de la pensée ? dit-il.
Un détour vers mon but. Je suis la lisière du moi et le souffleur de ses idées. »
Le soi dit au moi : « Éprouve des douleurs ! »
Et le moi souffre et réfléchit à ne plus souffrir — et c’est à cette fin qu’il doit penser.
Le soi dit au moi : « Éprouve des joies ! »
Alors le moi se réjouit et songe à se réjouir souvent encore — et c’est à cette fin qu’il doit penser.
Je veux dire un mot aux contempteurs du corps.
Qu’ils méprisent, c’est ce qui fait leur estime.
Qu’est-ce qui créa l’estime et le mépris et la valeur et la volonté ?
Le soi créateur créa, pour lui-même, l’estime et le mépris, la joie et la peine.
Le corps créateur créa pour lui-même l’esprit comme une main de sa volonté.
Même dans votre folie et dans votre mépris, vous servez votre soi, vous autres contempteurs du corps.
Je vous le dis : votre soi lui-même veut mourir et se détourner de la vie.
Il n’est plus capable de faire ce qu’il préférerait : — créer au-dessus de lui-même.
Voilà son désir préféré, voilà toute son ardeur.
Mais il est trop tard pour cela :
— ainsi votre soi veut disparaître, ô contempteurs du corps.
Votre soi veut disparaître, c’est pourquoi vous êtes devenus contempteurs du corps !
Car vous ne pouvez plus créer au-dessus de vous.
C’est pourquoi vous en voulez à la vie et à la terre.
Une envie inconsciente est dans le regard louche de votre mépris.
Je ne marche pas sur votre chemin, contempteurs du corps !
Vous n’êtes point pour moi des ponts vers le Surhumain ! —
Je me rappelle fort bien une autre jeune fille
[…]
Mais il me paraît si invraisemblable
que j’aie pu être cette petite Resi
et que je serai un jour une vieille femme.
[…]
Comment ces choses-là arrivent-elles ?
Comment le bon Dieu peut-Il faire cela ?
Alors que moi, je reste toujours la même.
Et s’il faut qu’il agisse ainsi, pourquoi me laisse-t-Il le voir en spectatrice,
avec une aussi nette perception ? Pourquoi ne me le cache-t-Il pas ?
Tout cela est mystérieux, si profondément mystérieux
[…]
Je suis d’une humeur où je ressens très fortement
la fragilité de toutes les choses de ce monde.
Je sens jusqu’au fond du coeur, que l’on ne doit rien garder,
que l’on ne peut rien saisir, que tout nous coule entre les doigts,
que tout ce que nous cherchons à prendre se dissout,
que tout s’évanouit comme une vapeur ou un rêve.
[…]
Le temps, c’est une chose étrange.
Tant qu’on se laisse vivre, il ne signifie absolument rien du tout.
Et puis, brusquement,
on n’est plus conscient de rien d’autre.
Il est tout autour de nous. Il est même en nous.
Il ruisselle sur nos visages, il ruisselle sur le miroir,
il coule entre mes tempes.
Et, entre toi et moi,
il coule encore, sans bruit, comme un sablier.
Oh, Quinquin ! Parfois, je l’entends qui coule— irrémédiablement.
Parfois, je me lève, au milieu de la nuit
et j’arrête toutes les pendules, toutes.
(Hugo von Hofmannsthal)
Recueil: Le chevalier à la rose
Traduction:
Editions:
Pourtant, l’amour, le pur amour est beau
Et digne d’acceptation. Le feu est vif,
Que brûle le temple ou le lin. Un même éclat
Bondit dans la flamme du cèdre ou du foin.
Et l’amour est feu; et lorsque je dis
Je t’aime… note! Je t’aime! … en ton regard
Je me tiens transfigurée, glorifiée,
Consciente des rayons qui irradient
De mon visage vers le tien. Rien n’est bas
Dans l’amour le plus bas: Dieu accepte
L’amour des plus humbles créatures.
Et ce que je sens, parmi les moindres traits
De ce que je suis , brille en soi, et montre
Comme l’œuvre d’Amour parfait la Nature.
Qui en mon for intérieur muet
arpente les brumes de ma pensée,
demeure près du coeur et pourtant
reste distant,
qui habite l’air à jamais inouï?
Mon espérance est de le chanter
mais mon jour passe dans le silence
lancinant
de ne pouvoir dire mon sentiment.
Où sont les mots, les mots
qui me fuient ?
Le monde en pleurs qui ruisselle
dans mon sang
que veut-il
qui connaît le message du primitif
originel ?
Le rayon qui franchit l’orage
perçant le voile des vapeurs
pour venir embrasser la planète
est l’enfant du paradis ;
les mots qu’il lui dit à l’oreille
la terre encore aujourd’hui
en répand le souvenir
parmi les brins d’herbe
et entend,
les yeux sur son passage rivés,
l’air de son chant.
La pulsion première de la vie
palpite dans la moelle des figuiers,
ses harmoniques insonores vibrent .
nuit et jour au fond du ciel
et mes veines jusque dans les fibres
résonnent d’elle ;
et dans les profondeurs du conscient
une danse se compose
de figures invisibles
au chant du feuillage susurrant.
Volubiles sont ces arbres, ces plantes
en feuilles et en fleurs
au fond de l’abysse de silence
où le verbe est roi,
au travers des terres et des eaux
silencieux
j’écoute la respiration première
sacrée,
j’entends la muette rumeur
de la pensée enfouie.
Dans cet univers orphelin de parole
qui s’étend de la poussière terrestre
aux confins stellaires
je prends place
les yeux ouverts emplis d’un chant
sans sonorité.
(Rabindranath Tagore)
Recueil: L’écrin vert
Traduction: Saraju Gita Banerjee
Editions: Gallimard
[…]
Le moi est plus vaste que le narrateur qui dit Je.
Autour et en dessous de l’île de ce narrateur conscient de lui-même,
s’étend un vaste océan d’inconscient
— fait de ce que nous ne savons pas ou que nous avons oublié.
Une vérité étonnante faite de brume et de brouillard
et du fantôme non reconnaissable de la mémoire et du rêve —
une vérité qui ne peut être tenue dans mes mains,
car elle est toujours en train de s’envoler et de s’échapper,
et je ne peux pas dire si c’est quelque chose ou rien.
Je la poursuis avec des mots.
Même si elle ne peut être capturée.
Et parfois, de temps en temps,
j’imagine que je m’en suis approchée.
[…]