Ce que nous appelons « moi » est un costume d’arlequin
composé d’histoires rapportées, d’étoffes empruntées.
C’est un vêtement pauvre, mal cousu.
Parfois il se déchire et va dans la folie
– et quand il tient, c’est toujours par miracle.
Nous ne sommes soudain faits d’une seule pièce
que par la chance d’une voix qui nous appelle en nous aimant.
Nommer d’amour fait venir l’unique au monde.
Si vous m’aviez connu
Du temps des matins souples
Quand je marchais sur l’eau
Dans Venise la trouble
Si vous m’aviez connu
Sur ces scènes indicibles
Je lançais des couteaux
Sur de graciles cibles
Si vous m’aviez connu
Madame toute nue
Sans vouloir me vanter
Vous auriez apposé
Sur mes paupières closes
Vos lèvres parfumées
De cistes et de rosée
Et de bien d’autres choses
Si vous m’aviez connu
Dans ce fringant costume
Quand je fondais de l’or
Pour en faire des plumes
Si vous m’aviez connu
Quand j’étais Matador
Tout déchiré dedans
Tout recousu dehors
Si vous m’aviez connu
Madame toute nue
Pendant que je mourais
Auriez Vous déposé
Sur mes paupières closes
Vos larmes parfumées
De cistes et de rosée
Et du chagrin des choses
Si vous m’aviez connu
Du temps des rêves d’or
Quand je dormais encore
Est-ce que vous m’auriez cru ?
Si vous m’aviez connu
Madame toute nue
Sans vouloir me vanter
Auriez-vous apposé
Sur mes paupières closes
Vos rêves parfumés
De cistes et de rosée
Et du regret des choses
— Vous qui faites la jolie et l’enjôleuse
Marguerite au rouet lent pourquoi filer ? —
— Je veux faire une ceinture merveilleuse
pour donner à mon Gottlieb ensorcelé —
Sur le pont d’Avignon qui viendra danser ?
— La mignonne, vous qui faites l’endormie,
La mignonne au rouet lent pourquoi songer ?
— Je veux être de Gottlieb la douce amie
Et lui ceindre mon costume d’or frangé –
Sur le pont d’Avignon iront-ils danser ?
Elle n’est plus la jolie et l’enjôleuse
— Marguerite au rouet lent pourquoi pleurer
Elle ne filera plus ô la fileuse :
Son Gottlieb d’une autre écharpe s’est paré.
Quand je dis la pluie
Je parle de vous
Sa mélancolie
Constelle de clous
Le mur de grisaille
Sans y faire un trou
Dis-moi qui travaille
C’est un vieux hibou
sous la pluie
Quand je dis la neige
Je parle de vous
Son petit manège
Tourne autour de nous
Que le temps me baille
La maison du loup
Que mon temps s’en aille
À parler de vous
sous la neige
Je dis vent et feuille
C’est parler de vous
Veuille le vent veuille
Encore être doux
Je taille, je taille
D’avril en août
Quand le temps s’écaille
Au vent… c’est pour vous
sous les feuilles
Que ce soit la brume
Que ce soit l’oiseau
Dans tous les costumes
C’est du temps nouveau
Que ce soit la paille
Que ce soit le houx
je me retrouvaille
A parler de vous
Sur le sol raviné
d’un paysage rafraîchi
un intrépide marcheur
pourvu par la charité
d’un vieux costume du soir
sent venir la mort
pour assez tard encore,
un fil s’est dépris de l’étoffe.
Donateur du vêtement noir
l’architecte va mener son pont
jusqu’à l’achèvement,
museau contre terre à ses pieds
un animal se repose
inconscient d’être né.
(Jean Follain)
Recueil: Des Heures
Traduction:
Editions: Gallimard
Comme on serait content si l’on avait un Dieu!
Les mots aimés qu’on lui dirait! Et les bons yeux
Qu’on lui ferait si tout à coup, demain, ce soir,
Il entrait se placer au coin de notre feu,
Où le siècle encor vert flambe mal et grésille,
A cause de la neige qui tombe dans l’âtre.
Si c’était pour demain, vraiment, ou pour ce soir!
La flamme éclairerait sa figure et ses mains,
Et nous attendrions que sa bouche remue.
Hélas! des dieux pareils, il n’en passera plus!
Ils ont peur de montrer leur costume trop simple
Et d’entailler sur quelque tesson leurs pieds nus.
Mais les autres, les dieux abstraits qu’on n’a pas vus,
Ceux que le souffle à peine chaud de la raison
Mit comme une buée aux vitres du destin,
Les dieux abstraits qui s’évaporent en divin,
Les dieux qui n’ont jamais parlé sur la montagne,
Et qui ne sont pas morts après avoir pleuré,
Ils peuvent exister, nos coeurs n’en veulent point.
Un homme gris marche dans la rue de brouillard ;
Personne ne le devine. C’est un corps vide ;
Vide comme pampa, comme mer, comme vent,
Déserts d’amertume sous un ciel implacable.
C’est le temps passé, et ses ailes maintenant
trouvent parmi les ombres une force pâle ;
C’est le remords, qui de nuit, hésitant,
Secrètement approche une ombre insouciante.
Ne serrez pas cette main. Plein d’orgueil le lierre
S’élèvera recouvrant les troncs de l’hiver.
Invisible dans le calme l’homme gris marche.
N’entendez-vous pas les morts ? Mais la terre est sourde.
***
Remordimiento en traje de noche
Un hombre gris avanza por la calle de niebla;
No lo sospecha nadie. Es un cuerpo vacío;
Vacío como pampa, como mar, como viento,
Desiertos tan amargos bajo un cielo implacable.
Es el tiempo pasado, y sus alas ahora
Entre la sombra encuentran una pálida fuerza;
Es el remordimiento, que de noche, dudando,
En secreto aproxima su sombra descuidada.
No estrechéis esa mano. La yedra altivamente
Ascenderá cubriendo los troncos del invierno.
Invisible en la calma el hombre gris camina.
¿ No sentís a los muertos? Mas la tierra está sorda.
(Luis Cernuda)
Recueil: Un fleuve, un amour
Traduction: Jacques Ancet
Editions: Fata Morgana
Toi, je t’aime comme je n’ai jamais aimé et comme je n’aimerai pas.
Tu es, et resteras seule, et sans comparaison avec nulle autre.
C’est quelque chose de mélangé et de profond,
quelque chose qui me tient par tous les bouts,
qui flatte tous mes appétits et caresse toutes mes vanités.
Ta réalité y disparaît presque.
Pourquoi est-ce que, quand je pense à toi,
je te vois souvent avec d’autres costumes que les tiens?
L’idée que tu es ma maîtresse me vient rarement,
ou du moins tu ne te formules pas devant moi par cela.
Je contemple (comme si je la voyais)
ta figure tout éclairée de joie,
quand je lis tes vers en t’admirant,
alors qu’elle prend une expression radieuse d’idéal,
d’orgueil et d’attendrissement.
Si je pense à toi au lit, c’est étendue,
un bras replié, toute nue,
une boucle plus haute que l’autre,
et regardant le plafond.
Il me semble que tu peux vieillir,
enlaidir même
et que rien ne te changera.