L’objet de mon désir que je poursuivais
divaguant
n’était que peu de chose.
J’arpentais le désert
ce qu’y cherchait mon coeur altéré
n’était ni or ni diamant,
rien qu’un peu d’eau au creux des mains
rien qu’une ombre sous les palmes d’une source
pour un instant.
Ce rien réconcilie la mort et la vie,
ce rien délasse la fatigue du chemin.
Au marché où l’air n’est que bruit
et poussière
entendre quelques notes d’un chant
est entre tout rarissime et pourtant
ce n’est que peu de chose.
C’est comme une averse éphémère
au passage imprévu d’un nuage
qu’attend la terre aride
en fin de baishakha brûlant,
comme une douce main qui réveille
d’un cauchemar suffocant.
C’est si peu de chose et pourtant
que son manque m’accable
et mon coeur inconsolable
le recherche éperdument.
Il était d’impossibles rêves
que je poursuivis et fis miens
mais que je désertai
en passant.
Le trésor qu’on ne sent que sourdre
dans ses veines,
qui fait la trame des songes,
qui siège au coeur du mouvement,
qui ne laisse d’épigraphe
ni de gloire ni de mémoire
sur écriteau de pierre ;
dans l’étoile du soir de phâlguna
s’inscrit son histoire,
son langage seule ma flûte le connaît
ce don au tréfonds de ma vie fusionné
qui fut au-delà de mon espérance,
pour qui je ne bâtis aucune maison,
qui hors pesanteur reste dérobé à la vision,
c’est sa douleur qui emplit
mon être tout entier
c’est sa nostalgie
qui fait mon univers.
(Rabindranath Tagore)
Recueil: L’écrin vert
Traduction: Saraju Gita Banerjee
Editions: Gallimard
On ne sait jamais
Comment l’amour vient aux amants
Comment il fait ou il s’y prend
Pour nous tenir dans ses filets
Mais tout à coup c’est merveilleux
II y a des larmes pleins nos joies
Des caresses au bout de nos doigts
Et des rêves au fond de nos yeux.
On ne sait jamais
Mais pourquoi chercher à savoir
Nul n’a jamais eu ce pouvoir
On oublie tout quand l’amour naît
Plus rien ne peut nous retenir
Et fous d’amour et de désirs
On se dit :
» Tant pis
Si l’on ne sait jamais.
On ne sait jamais »
Quand on est pris par le bonheur
Si c’est l’esprit ou bien le coeur
Qui nous apporte ce bienfait
On a confiance en l’avenir
C’est à la vie comme à la mort
Et tant pis si l’on a eu tort
On met ça dans les souvenirs.
On ne sait jamais
Mais l’on se fiche éperdument
Du qui, du quoi ou du comment
On est heureux comme l’on est
Plus rien ne compte à notre vue
Que ce bonheur à coeur perdu
Qui nous dit
» Tant pis
Si l’on ne sait jamais. »
On ne sait jamais
L’amour fait de nous ce qu’il veut
On est heureux ou malheureux
Tout est parfait ou rien n’est vrai
Parfois il reprend d’une main
Ce que de l’autre il a donné
Mais quand tout semble s’écrouler
Lorsque l’on croit n’avoir plus rien.
On ne sait jamais
Nos yeux sont à peine séchés
Qu’un autre amour vient s’annoncer
Et tout est à recommencer
On est fébrile et haletant
A chaque fois comme à vingt ans
Nous faisons toujours d’autres folies
Au cours de notre vie
Tout ça parce qu’on ne sait jamais.
C’est un vallon sauvage abrité de l’Euxin;
Au-dessus de la source un noir laurier se penche,
Et la Nymphe, riant, suspendue à la branche,
Frôle d’un pied craintif l’eau froide du bassin.
Ses compagnes, d’un bond, à l’appel du buccin,
Dans l’onde jaillissante où s’ébat leur chair blanche
Plongent, et de l’écume émergent une hanche,
De clairs cheveux, un torse ou la rose d’un sein.
Une gaîté divine emplit le grand bois sombre.
Mais deux yeux, brusquement, ont illuminé l’ombre.
Le Satyre !… Son rire épouvante leurs jeux;
Elles s’élancent. Tel, lorsqu’un corbeau sinistre
Croasse, sur le fleuve éperdument neigeux
S’effarouche le vol des cygnes du Caÿstre.
Sur une terrasse blanche, la nuit, ils nous laissèrent évanouies dans les roses.
La sueur chaude coulait comme des larmes, de nos aisselles sur nos seins.
Une volupté accablante empourprait nos têtes renversées.
Quatre colombes captives, baignées dans quatre parfums, voletèrent au-dessus de nous en silence.
De leurs ailes, sur les femmes nues, ruisselaient des gouttes de senteur. Je fus inondée d’essence d’iris.
Ô lassitude! je reposai ma joue sur le ventre d’une jeune fille qui s’enveloppa de fraîcheur avec ma chevelure humide.
L’odeur de sa peau safranée enivrait ma bouche ouverte. Elle ferma sa cuisse sur ma nuque.
Je dormis, mais un rêve épuisant m’éveilla : l’iynx, oiseau des désirs nocturnes, chantait éperdument au loin.
Je toussai avec un frisson. Un bras languissant comme une fleur s’élevait peu à peu vers la lune, dans l’air.
(Pierre Louÿs)
Recueil: Les chansons de Bilitis
Traduction:
Editions: Gallimard
Nous nous taisions : c’était l’heure troublante et chaude
Où le soleil frémit sous les rideaux croisés,
L’heure lourde où l’amour, dans l’air assoupi, rôde…
Une rose effeuillait ses parfums apaisés.
Vous ne me disiez rien de vos tristes pensées,
Je ne vous disais rien de mes amers chagrins,
Mais le temps s’écoulait entre nos mains pressées
Comme un collier de deuil dont on compte les grains.
Nous nous taisions, penchés sur le silence tendre ;
Une caresse errait en cette obscurité,
Et je sentais mon âme éperdument se tendre
Vers votre âme tremblante, éprise de clarté.
L’arôme de la fleur passait, tel un sourire ;
La chambre s’emplissait d’espoir et de regret :
Nous pensions les mots doux que nous n’osions pas dire,
Nous nous taisions, gardant chacun notre secret…
O silence ! c’était l’heure troublante et chaude
Où le soleil frémit sur les rideaux croisés,
L’heure lourde où l’amour, dans l’air assoupi rôde,…
Une rose effeuillait ses parfums apaisés,
Pour qui, combien, quand et pourquoi ?
Contre qui ? Comment ? Contre quoi ?
C’en est assez de vos violences
D’où venez-vous ?
Où allez-vous ?
Qui êtes-vous ?
Qui priez-vous ?
Je vous prie de faire le silence,
Pour qui, comment, quand et pourquoi ?
S’il faut absolument qu’on soit
Contre quelqu’un ou quelque chose,
Je suis pour le soleil couchant
En haut des collines désertes
Je suis pour des forêts profondes,
Car un enfant qui pleure,
Qu’il soit de n’importe où,
Est un enfant qui pleure,
Car un enfant qui meurt
Au bout de vos fusils,
Est un enfant qui meurt
Que c’est abominable d’avoir à choisir
Entre deux innocences !
Que c’est abominable d’avoir pour ennemis
Les rires de l’enfance !
Pour qui, comment, quand et combien ?
Contre qui ? Comment et combien ?
À en perdre le goût de vivre,
Le goût de l’eau, le goût du pain
Et celui du Perlimpinpin
Dans le square des Batignolles !
Mais pour rien, mais pour presque rien,
Pour être avec vous et c’est bien !
Et pour une rose entrouverte,
Et pour une respiration,
Et pour un souffle d’abandon,
Et pour ce jardin qui frissonne !
Rien avoir, mais passionnément,
Ne rien se dire éperdument,
Ne rien savoir avec ivresse
Et riche de dépossession,
N’avoir que sa vérité,
Posséder toutes les richesses,
Ne pas parler de poésie,
Ne pas parler de poésie
En écrasant les fleurs sauvages
Et voir jouer la transparence
Au fond d’une cour au murs gris
Où l’aube n’a jamais sa chance
Contre qui, ou bien contre quoi ?
Pour qui, comment, quand et pourquoi ?
Pour retrouver le goût de vivre,
Le goût de l’eau, le goût du pain
Et celui du Perlimpinpin
Dans le square des Batignolles,
Et contre rien et contre personne,
Contre personne et contre rien,
Et pour une rose entrouverte,
Pour l’accordéon qui soupire
Et pour un souffle d’abandon
Et pour un jardin qui frissonne !
Et vivre, vivre passionnément,
Et ne combattre seulement
Qu’avec les feux de la tendresse
Et riche de dépossession,
N’avoir que sa vérité,
Posséder toutes les richesses,
Ne plus parler de poésie,
Ne plus parler de poésie
Mais laisser vivre les fleurs sauvages
Et faire jouer la transparence
Au fond d’une cour aux murs gris
Où l’aube aurait enfin sa chance.