Que c’est triste Venise
Au temps des amours mortes
Que c’est triste Venise
Quand on ne s’aime plus
On cherche encore des mots
Mais l’ennui les emporte
On voudrait bien pleurer
Mais on ne le peut plus
Que c’est triste Venise
Lorsque les barcaroles
Ne viennent souligner que les silences creux
Et que le coeur se serre
En voyant les gondoles
Abriter le bonheur des couples amoureux
Que c’est triste Venise
Au temps des amours mortes
Que c’est triste Venise
Quand on ne s’aime plus
Les musées, les églises
Ouvrent en vain leurs portes
Inutile beauté
Devant nos yeux déçus
Que c’est triste Venise
Le soir sur la lagune
Quand on cherche une main
Que l’on ne vous tend pas
Et que l’on ironise
Devant le clair de lune
Pour tenter d’oublier
Ce que l’on ne se dit pas
Adieu tous les pigeons
Qui nous ont fait escorte
Adieu Pont des Soupirs
Adieu rêves perdus
C’est trop triste Venise
Au temps des amours mortes
C’est trop triste Venise
Quand on ne s’aime plus
Je l’ai trouvée devant ma porte,
Un soir, que je rentrais chez moi.
Partout, elle me fait escorte.
Elle est revenue, elle est là,
La renifleuse des amours mortes.
Elle m’a suivie, pas à pas.
La garce, que le Diable l’emporte !
Elle est revenue, elle est là
Avec sa gueule de carême
Avec ses larges yeux cernés,
Elle nous fait le cœur à la traîne,
Elle nous fait le cœur à pleurer,
Elle nous fait des mains blêmes
Et de longues nuits désolées.
La garce ! Elle nous ferait même
L’hiver au plein cœur de l’été.
Dans ta triste robe de moire
Avec tes cheveux mal peignés,
T’as la mine du désespoir,
Tu n’es pas belle à regarder.
Allez, va t-en porter ailleurs
Ta triste gueule de l’ennui.
Je n’ai pas le goût du malheur.
Va t-en voir ailleurs si j’y suis !
Je veux encore rouler des hanches,
Je veux me saouler de printemps,
Je veux m’en payer, des nuits blanches,
A cœur qui bat, à cœur battant.
Avant que sonne l’heure blême
Et jusqu’à mon souffle dernier,
Je veux encore dire « je t’aime »
Et vouloir mourir d’aimer.
Elle a dit : « Ouvre-moi ta porte.
Je t’avais suivie pas à pas.
Je sais que tes amours sont mortes.
Je suis revenue, me voilà.
Ils t’ont récité leurs poèmes,
Tes beaux messieurs, tes beaux enfants,
Tes faux Rimbaud, tes faux Verlaine.
Eh ! bien, c’est fini, maintenant. »
Depuis, elle me fait des nuits blanches.
Elle s’est pendue à mon cou,
Elle s’est enroulée à mes genoux.
Partout, elle me fait escorte
Et elle me suit, pas à pas.
Elle m’attend devant ma porte.
Elle est revenue, elle est là,
La solitude, la solitude…
Je suis, dans cet illimité sans solitude,
un animal de lumière traqué
par ses erreurs, par son feuillage :
vaste est la forêt : ici mes semblables
pullulent, reculent, trafiquent
tandis que je m’isole avec pour toute compagnie
l’escorte que le temps désigne :
les vagues de la mer, les étoiles nocturnes.
C’est peu, c’est vaste, c’est mince et c’est tout.
Mes yeux ont vu tant d’autres yeux
et ma bouche a reçu tant de baisers
et avalé tant de fumée
de ces trains disparus
– ô vieilles gares inclémentes! -,
elle a humé tant de poussière en d’incessantes librairies,
que l’homme que je suis, le mortel, s’est lassé
de ces yeux, ces baisers, ces fumées, ces chemins,
ces livres plus épais que l’épaisseur terrestre.
Et aujourd’hui, au fond de la forêt perdue
il entend la rumeur de l’ennemi et fuit
non point les autres mais lui-même
et la conversation interminable,
le choeur qui chantait avec nous,
la signification de l’existence.
Car une fois, car une voix, une syllabe
ou le passage d’un silence
ou le son de la mer resté sans sépulture
me laissent face à face avec la vérité,
et il ne reste vraiment rien à déchiffrer,
rien qui puisse encore être dit : il n’y avait rien d’autre :
les portes de la forêt se sont refermées,
le soleil circule en ouvrant les feuilles,
la lune monte dans le ciel comme un fruit blanc
et l’homme se conforme à son destin.
La jeunesse sans escorte de nuages,
Les murs, volonté de tempêtes,
La lampe comme un éventail dedans ou dehors,
Disent éloquemment ce qu’on n’ignore pas,
Ce qu’un beau jour faiblement
On abandonne devant la mort même.
Os écrasé par la pierre des rêves,
Que faire, privés d’issue
Autre que le pont jeté par l’éclair
Pour unir deux mensonges,
Mensonge de vie ou mensonge de chair ?
Nous ne savons que sculpter des biographies
Sur des musiques hostiles ;
Nous ne savons que compter affirmations
Ou négations, chevelure de nuit ;
Nous ne savons qu’invoquer tels des enfants le froid
De peur de nous en aller seuls à l’ombre du temps.
***
Drama o puerta cerrada
La juventud sin escolta de nubes,
Los muros, voluntad de tempestades,
La lámpara, como abanico fuera o dentro,
Dicen con elocuencia aquello no ignorado,
Aquello que algún día débilmente
Ante la muerte misma se abandona.
Hueso aplastado por la piedra de sueños,
e Qué hacer, desprovistos de salida,
Si no es sobre puente tendido por el rayo
Para unir dos mentiras,
Mentira de vivir o mentira de carne ?
Sólo sabemos esculpir biografías
En músicas hostiles;
Sólo sabemos contar afirmaciones
O negaciones, cabellera de noche ;
Sólo sabemos invocar como niños al frío
Por miedo de irnos solos a la sombra del tiempo.
(Luis Cernuda)
Recueil: Un fleuve, un amour
Traduction: Jacques Ancet
Editions: Fata Morgana
T’en as des yeux, mon p’tit chiffon bleu !
Regarde un peu, on dirait qu’il pleut
Je m’y promène comme chien mouillé
Flairant ta peine à tes souliers
Temps de carême, faim de t’aimer
Tes larmes mêmes sont mon collier
T’en as des yeux, mon p’tit chiffon bleu !
On dirait le ciel qui se casse en deux
Sur la Mer Morte, à mon bateau
Tes yeux apportent le vent nouveau
Derrière la porte mon vieux manteau
Nous fait escorte sans dire un mot
T’en as des yeux, mon p’tit chiffon bleu !
Mille cigales ne chantent pas mieux
Sous les arcades, marchant par deux
Chantent les bardes en habit bleu
Je me hasarde, tu bats des yeux
Si je m’attarde à tes cheveux
T’en as des yeux, mon p’tit chiffon bleu !
Regarde-moi bien quand j’y mets les miens
T’en as des yeux, mon p’tit chiffon bleu !
Regarde-moi mieux, je suis au milieu
Aie pitié de moi.
Décime mon escorte :
les orties de fer.
Ôte de mes mains
mes gants de clous.
Souffle les braises
de mes mots blessants.
Fais choir de ma tête
la corbeille en fil-de-fer
Je ne désire
briser ni mordre ni torturer
m’y installer ni la main y poser
faire la cour ni me venger
trembler de peur ni me défendre.
Aie pitié de moi.
Je suis las
de ce qu’ici tout pareil à la
même si ce n’est qu’un peu
mais tout le monde est malgré tout
un quelqu’à part.
Je suis las
de ce qu’à la fin
chacun
en soi
séparément :
Moi.