Faire la métaphysique du langage articulé,
c’est faire servir le langage à exprimer ce qu’il n’exprime pas d’habitude :
c’est s’en servir d’une façon nouvelle, exceptionnelle et inaccoutumée,
c’est lui rendre ses possibilités d’ébranlement physique,
c’est le diviser et le répartir activement dans l’espace,
c’est prendre les intonations d’une manière concrète absolue
et leur restituer le pouvoir qu’elles auraient de déchirer
et de manifester réellement quelque chose,
c’est se retourner contre le langage et ses sources bassement utilitaires,
on pourrait dire alimentaires, contre ses origines de bête traquée,
c’est enfin considérer le langage sous la forme de l’Incantation.
La vie a noué sa cravate,
s’est aspergée d’eau de Cologne
et s’en est allée au théâtre.
Elle a chaussé ses lunettes
– la vie est un peu myope –
et s’est mise à observer la scène.
Au premier acte, sur le plateau,
c’était une fête exceptionnelle,
une fête comme elle n’en avait jamais vu.
Des amoureux apparaissaient
qui parlaient un langage tel que la vie, depuis qu’elle vit,
n’en avait jamais entendu.
Dieu, la vie ouït-elle jamais de pareils propos !
Au deuxième et au troisième acte survinrent des malheurs
si originaux que la vie dut ôter ses lunettes pour les essuyer.
Jamais, en nul lieu, en nul temps,
la vie n’avait vu des gens se comporter de cette façon.
Le rideau est tombé sur le dernier acte
et la vie a applaudi, crié bravo.
Quand la vie a quitté la représentation, il était déjà tard.
Elle a comparé ce qu’elle avait vu au théâtre
et en a conclu que la vie ne sait pas du tout vivre.
Qu’il lui faudrait, de temps à autre, faire un saut au théâtre
pour apprendre comment les gens se comportent,
afin de savoir quoi faire en des circonstances analogues.
Et, depuis lors, la vie va régulièrement au théâtre,
et la vie devient chaque jour plus intéressante,
meilleure, plus raffinée, plus dramatique.
(Moshe Nadir)
Recueil: Anthologie de la poésie yiddish Le miroir d’un peuple
Traduction:
Editions: Gallimard
La glace comme une bouteille. Dans la file
Chacun brûlait de retrouver la longue glissade
portée à la perfection, passage après passage —
Courir, se préparer, s’abandonner
A la pente pour le seul plaisir de la pente :
Adieu à la terre ferme, saut exceptionnel
par-delà notre maîtrise de nous-mêmes.
Le cycle revenait de prise en lâcher prise:
La fine voie lactée sur la glace noircie,
La course pour remonter, la voie libre et le retour —
Toujours recommencé, comme un cercle de lumière
Vers où l’on vogue alors qu’on sait l’avoir franchi.
***
The ice was like a bottle. We lined up
Eager to re-enter the long slide
We were bringing to perfection, time after time
Running and readying and letting go
Into a sheerness that was its own reward:
A farewell to surefootedness, a pitch
Beyond our usual hold upon ourselves.
And what went on kept going, from grip to give,
The narrow milky way in the black ice,
The race-up, the free passage and return —
It followed on itself like a ring of light
We knew we’d come through and kept sailing towards.
(Seamus Heaney)
Recueil: La lucarne
Traduction: Patrick Hersant
Editions: Gallimard
Et un merle qui n’en finissait pas
de piailler dans l’arbre du voisin.
Et la douceur de cette soirée exceptionnelle —
tout le monde le disait — pour la saison.
Et la rumeur particulière de la ville
(les cloches à un moment
puis les voitures une ambulance).
Tout cela avait fait
que je n’avais rien fait d’autre
que de prêter l’oreille
à toutes ces choses qui passent
comme du jour à la nuit
sans qu’on s’en aperçoive.
« Tu crois que ça va durer ? »
avais-tu dit alors
de la pièce d’à côté.
Et tes mots étaient simples
qui posaient la question
de l’évidence qui passe
dans le langage aussi
sans qu’on s’en aperçoive.
(François de Cornière)
Recueil: Ces moments-là
Traduction:
Editions: Le Castor Astral
C’est drôle, les gens croient que faire un lit,
c’est toujours faire un lit ;
que donner la main, c’est toujours donner la main ;
qu’ouvrir une boite de sardines,
c’est ouvrir indéfiniment la même boite de sardines.
« Tout est exceptionnel au contraire »
(Julio Cortázar)
Recueil: Les Armes secrètes
Traduction: Laure Bataillon
Editions: Folio
À cause de quelques chansons
où je parlais de leur mystère,
les femmes ont été
d’une exceptionnelle bienveillance
envers mon grand âge.
Elles ménagent un endroit secret
dans leurs vies occupées
et elles m’y emmènent.
Elles se mettent nues
chacune à sa façon
et elles disent :
« Regarde-moi, Leonard,
regarde-moi une dernière fois. »
Puis elles se penchent sur le lit
et me recouvrent
tel un bébé qui grelotte.
***
Because of a few songs
Wherein I spoke of their mystery,
Women have been
Exceptionally kind
To my old age.
They make a secret place
In their busy lives
And they take me there.
They become naked
In their different ways
And they say,
« Look at me, Leonard
Look at me one last time. »
Then they bend over the bed
And cover me up
Like a baby that is shivering.
(Leonard Cohen)
Recueil: Le livre du désir
Traduction: Jean-Dominique Brierre et Jacques Vassal
Editions: Cherche Midi