Des vents erratiques
S’emparaient de l’univers
L’intempérie régna
L’indéchiffrable détonation
Fut notre prologue
Tout fut
Débâcle et dispersion
Turbulences et gaspillage
Avant que le rythme
Ne prenne possession
De l’espace
Suivirent de vastes accords
D’indéfectibles liaisons
Des notes s’arrimèrent
Au tissu du rien
Des courroies invisibles
Liaient astres et planètes
Du fond des eaux
Surgissaient
Les remous de la vie
Dans la pavane
Des univers
Se prenant pour le noyau
La Vie
Se rythma
Se nuança
De leitmotiv
En parade
De reprise
En plain-chant
La Vie devint ritournelle
Fugue Impromptu
Refrain
Se fit dissonance
Mélodie Brisure
Se fit battement
Cadence Mesure
Et se mira
Dans le destin
Impie et sacrilège
L’oiseau s’affranchissait
Des liens de la terre
Libre d’allégeance
Il s’éleva
Au-dessus des créatures
Assujetties aux sols
Et à leurs tyrannies
S’unissant
Aux jeux fondateurs
Des nuages et du vent
L’oiseau s’allia à l’espace
S’accoupla à l’étendue
S’emboîta dans la distance
Se relia à l’immensité
Se noua à l’infini
Tandis que lié au temps
Et aux choses
Enfanté sur un sol
Aux racines multiples
L’homme naquit tributaire
D’un passé indélébile
Le lieu prit possession
De sa chair
De son souffle
Les stigmates de l’histoire
Tatouèrent sa mémoire
Et sa peau
Venu on ne sait d’où
Traversant les millénaires
L’homme se trouva captif
Des vestiges d’un monde
Aux masques étranges
Et menaçants
Il s’en arrachait parfois
Grâce aux sons et aux mots
Aux gestes et à l’image
À leurs pistes éloquentes
À leur sens continu
Pour mieux tenir debout
L’homme inventa la fable
Se vêtit de légendes
Peupla le ciel d’idoles
Multiplia ses panthéons
Cumula ses utopies
Se voulant éternel
Il fixa son oreille
Sur la coquille du monde
À l’écoute
D’une voix souterraine
Qui l’escorte le guide
Et l’agrandit
Alors
De nuits en nuits
Et d’aubes en aubes
Tantôt le jour s’éclaire
Tantôt le jour moisit
Faiseur d’images
Le souffle veille
De pesanteur
Le corps fléchit
Toute vie
Amorça
Le mystère
Tout mystère
Se voila
De ténèbres
Toute ténèbre
Se chargea
D’espérance
Toute espérance
Fut soumise
À la Vie
L’esprit cheminait
Sans se tarir
Le corps s’incarnait
Pour mûrir
L’esprit se libérait
Sans périr
Le corps se décharnait
Pour mourir
Parfois l’existence ravivait
L’aiguillon du désir
Ou bien l’enfouissait
Au creux des eaux stagnantes
Parfois elle rameutait
L’essor
D’autres fois elle piétinait
L’élan
Souvent l’existence patrouillait
Sur les chemins du vide
Ou bien se rachetait
Par l’embrasement du coeur
Face au rude
Mais salutaire
Affrontement
De la mort unanime
L’homme sacra
Son séjour éphémère
Pour y planter
Le blé d’avenir.
On dit : c’est un faiseur de jolies choses
Qui cueille des sourires charmants
Tout le long de sa route
Avec des roses,
Des lilas et des muscats;
On dit : c’est un amuseur seulement,
Un ciseleur de vers délicats;
On dit tout cela sans doute,
Mais sait-on si le potier songeant,
Qu’on voit penché sur son tour
Avec le burin, les émaux et les vernis,
Ne s’attarde pas à orner avec amour
La précieuse coupe d’argent
Pour distraire son coeur d’une peine infinie ?
Frottant contre la toile
son front couvert d’encre très noire
travaille un peintre chinois
faiseur de lac
monts et nuages
puis il se lave en riant
près des femmes à peau de safran
qui voudraient retenir
dans leur rêve aigu
cieux et terres.
Les pierres du chemin, ah comment se fait-il
Qu’elles soient devenues
Les yeux des cerfs errants, des biches et des loups,
Et les yeux du cheval qui s’en allait sans ruses
Se peut-il que ce soient deux cailloux dans le fleuve?
Tournez-vous par ici, mes bêtes galopantes,
Au secours, j’ai besoin de chacune de vous,
Troupeau de taurillons, chevaux faiseurs d’espaces,
Personne n’est de trop pour consoler un fou,
Ah j’ai même besoin des bêtes qui se cachent
Et du grain de maïs au fond d’un sac perdu.
(Jules Supervielle)
Recueil: Le forçat innocent suivi de Les amis inconnus
Traduction:
Editions: Gallimard
Oh ! la joie
De vivre, d’être fort, d’être jeune et d’avoir
L’inapaisé désir de toute humaine proie !
Oh ! la joie
De tout aimer, de tout vouloir et de savoir
Que l’on va mordre à tous les fruits qui sont sur terre
Et saisir d’une main avide et volontaire
Tout ce qui fait le clair trésor du jour qui fuit :
La fragile beauté des fleurs, la fugitive
Caresse tour à tour du bon soleil qui luit
Et de l’ombre qui rêve, entre ses rais captive,
L’ivresse de courir, de bondir, de lutter,
De courber un cheval, de larguer une voile,
De se lancer sur une route, la fierté
De chevaucher un peu de métal et de toile
Dans la nue, et enfin la triple royauté
De l’amour, de l’étreinte et de la volupté !
Oh ! la joie
De regarder la vie avec des yeux d’amant
Qui sait devoir trouver la lumineuse voie
Du bonheur !
Oh ! la joie, oh ! l’émerveillement
D’être ainsi jeune, fort, absolu, téméraire
Et de penser qu’on va, demain, courir la terre,
Qu’on va partir ! Partir ! Ô destin sans pareil
Qui doit nous rapprocher chaque jour du soleil !
Destin qui fut celui de Jason et d’Hercule,
Celui d’Ulysse et de Moïse et de César,
Celui des conquérants qui domptent le hasard
Et des chercheurs par qui l’ignorance recule !
Partir ! Sublime sort des Colomb, des Gama
Et de tous ceux qu’un rêve auguste consuma :
Croisés qui s’en allaient soumettre l’infidèle,
Soldats qui traversaient les mers pour apporter
L’aide de leur jeunesse aux jeunes libertés,
Prêtres, porteurs de dieux, poètes, faiseurs d’ailes…