Son menton sur sa main rude,
le Penseur se souvient qu’il est chair vouée à la fosse,
chair de fatalité, nue en face du destin,
chair qui hait la mort, qui a frémi de beauté,
frémi d’amour, tout le long de son ardent printemps
et maintenant, à son automne, sent l’envahir le flot de la vérité et de la tristesse.
Sur son front passe le « il faut mourir »
du bronze, lorsque la nuit tombe.
L’angoisse sillonne ses muscles tendus,
chaque creux de sa chair s’emplit de terreur;
il se fend, telle feuille d’automne, à la voix du Seigneur
qui l’appelle dans le bronze… Et il n’y a pas d’arbre tordu,
sur la plaine au feu du soleil, pas de lion blessé,
crispés comme cet homme qui médite sur la mort.
(Gabriela Mistral)
Recueil: Poèmes choisis Prix Nobel de littérature 1945
Editions: Rombaldi
L’infini est une tour.
Le destin, une cheminée d’usine
dans un entassement d’arcades.
Cambrures de l’Inévitable.
Briques de l’Inéluctable.
Sur la droite, un gant de fer posé sur un damier
rappelle que la vie est un jeu noir et blanc
s’achevant en tournois sanglants.
Qui donc a joué le Jour et l’a perdu au jeu?
Le soir prend la couleur d’un gant de fer rouillé
avant le heaume irrémédiable de la nuit.
Nuit nue de l’après-humain
(Jacques Lacarrière)
Recueil: A l’orée du pays fertile
Traduction:
Editions: Seghers
Minuit se lève en haut des tours
Les voix se taisent et tout devient aveugle et sourd
La nuit camoufle pour quelques heures
La zone sale et les épaves et la laideur
J’ai pas choisi de naître ici
Entre l’ignorance et la violence et l’ennui
J’m’en sortirai, j’me le promets
Et s’il le faut, j’emploierai des moyens légaux
Envole-moi …
Loin de cette fatalité qui colle à ma peau
Envole-moi …
Remplis ma tête d’autres horizons, d’autres mots
Envole-moi
Pas de question ni rébellion
Règles du jeu fixées mais les dés sont pipés
L’hiver est glace, l’été est feu
Ici, y’a jamais de saison pour être mieux
J’ai pas choisi de vivre ici
Entre la soumission, la peur ou l’abandon
J’m’en sortirai, je te le jure
A coup de livres, je franchirai tous ces murs
Envole-moi …
Loin de cette fatalité qui colle à ma peau
Envole-moi …
Remplis ma tête d’autres horizons, d’autres mots
Envole-moi
Me laisse pas là, emmène-moi, envole-moi
Croiser d’autres yeux qui ne se résignent pas
Envole-moi, tire-moi de là
Montre-moi ces autres vies que je ne sais pas
Envole-moi …
Regarde moi bien, je ne laur ressemble pas
Me laisse pas là, envole-moi
Avec ou sans toi, je n’finirai pas comme ça
Envole-moi, envole-moi, envole-moi …
Allons, mon pauvre coeur, allons, mon vieux complice,
Redresse et peins à neuf tous tes arcs triomphaux;
Brûle un encens ranci sur tes autels d’or faux;
Sème de fleurs les bords béants du précipice;
Allons, mon pauvre coeur, allons, mon vieux complice !
Pousse à Dieu ton cantique, à chantre rajeuni;
Entonne, orgue enroué, des Te Deum splendides;
Vieillard prématuré, mets du fard sur tes rides;
Couvre-toi de tapis mordorés, mur jauni;
Pousse à Dieu ton cantique, à chantre rajeuni.
Sonnez, grelots; sonnez, clochettes; sonnez, cloches!
Car mon rêve impossible a pris corps et je l’ai
Entre mes bras pressé : le Bonheur, cet ailé
Voyageur qui de l’Homme évite les approches,
– Sonnez, grelots; sonnez, clochettes; sonnez, cloches!
Le Bonheur a marché côte à côte avec moi;
Mais la FATALITE ne connaît point de trêve:
Le ver est dans le fruit, le réveil dans le rêve,
Et le remords est dans l’amour : telle est la loi.
– Le Bonheur a marché côte à côte avec moi
Il existe un oiseau, dont le pâle plumage,
Des forêts du tropique étonne la gaieté ;
Seul sur son arbre en deuil, les pleurs de son ramage
Font gémir de la nuit le silence attristé.
Le chœur ailé des airs, loin de lui rendre hommage,
Insulte, en le fuyant, à sa fatalité ;
Lui-même se fuirait, en voyant son image
Poignardé de naissance, il naît ensanglanté.
Et le poète aussi, merveilleuse victime,
Qui mêle de son sang dans tout ce qu’il anime,
Arrive dans ce monde, un glaive dans le cœur ;
Et l’on n’a point encore inventé de baptême,
Qui puisse en effacer le stigmate vainqueur :
Cette tache de mort, c’est son âme elle-même.
Où fuir ? Sur le seuil de ma porte
Le Malheur, un jour s’est assis ;
Et depuis ce jour je l’emporte
A travers mes jours obscurcis.
Au soleil et dans les ténèbres,
En tous lieux ses ailes funèbres
Me couvrent comme un noir manteau ;
De mes douleurs ses bras avides
M’enlacent ; et ses mains livides
Sur mon coeur tiennent le couteau.
Il me parle dans le silence,
Et mes nuits entendent sa voix ;
Dans les arbres il se balance
Quand je cherche la paix des bois.
Près de mon oreille il soupire ;
On dirait qu’un mortel expire :
Mon coeur se serre épouvanté.
Vers les astres mon oeil se lève ;
Mais il y voit pendre le glaive
De l’antique fatalité.
Bienheureux l’arbre qui est à peine sensitif,
plus encore la pierre dure, rien ne touche celle-là
car il n’y a pas de douleur plus grande que d’être vif
et l’existence consciente est le pire des tracas.
Être, et ne rien savoir, être sans but certain,
et la peur d’avoir été et la terreur qu’un jour…
L’effroi infaillible d’être mort demain,
et souffrir pour la vie, pour l’ombre et pour
ce que nous ne connaissons pas et soupçonnons à peine,
et la chair qui tente avec ses frais raisins,
et la tombe en attente avec ses chrysanthèmes,
et ne pas savoir son destin,
et ignorer d’où l’on vient… !
(Rubén Darío)
Recueil: Chants de vie et d’espérance
Traduction: Lionel Igersheim
Editions: Sillage
Nous sommes pareils à ces crapauds
qui dans l’austère nuit des marais
s’appellent et ne se voient pas,
ployant à leur cri d’amour
toute la fatalité de l’univers.