Je suis le spectateur et l’acteur et l’auteur
Je suis la femme et son mari et leur enfant
Et le premier amour et le dernier amour
Et le passant furtif et l’amour confondu
Et de nouveau la femme et son lit et sa robe
Et ses bras partagés et le travail de l’homme
Et son plaisir en flèche et la houle femelle
Simple et double ma chair n’est jamais en exil
Car où commence un corps, je prends forme et conscience
Et même quand un corps se défait dans la mort
Je gis en son creuset j’épouse son tourment
Son infamie honore et mon cœur et la vie.
Amour déshabillé de nous comme, de mousse,
Par la rage de l’eau,
Un mur, toujours plus bas plongeant dans le terreau
Peuplé de larves douces,
Ton torse blanc résiste à la griffe des houx,
Aux hachures de l’ombre
Et chaque pierre en toi reste fidèle au nombre
Qui s’est défait de nous.
Te retrouverons-nous ? Brûlerons-nous ensemble ?
Parfois, dans le charbon,
L’enfant croit reconnaître en nos amas profonds
Quelqu’un qui lui ressemble,
Mais ce n’est qu’un nuage, une feuille, un serpent
Ou quelque rêve informe
Comme en font les rochers lorsque l’on croit qu’ils dorment
A l’ombre des vivants.
Et toi tu resplendis, à la fois vierge et veuve
Au soleil revenu :
On dirait que, nous arrachant à ton flanc nu,
La mort te fait plus neuve,
Amour femelle, et ton entêtement joyeux
Dans la beauté du monde
Qui n’est beau que de toi, de ton haleine blonde
Et de l’eau de tes yeux.
Jour d’usine en hiver où l’aurore à midi
s’ouvre sur le repas tapageur des cantines,
le ragoût a beaucoup vieilli
mais le vin malmené chante dans les chopines.
Par la fenêtre on voit les arbres de la cour
— squelettes biscornus dont le front dodeline —
allonger entre eux leurs bras courts
pour barrer le chemin qui mène à l’aubépine.
Le pétrole a rongé tout le cambouis des mains,
le pain prendra l’odeur de son puits d’origine.
Bah ! ne dit-on pas que c’est sain ?
Le pain des travailleurs a souvent goût d’usine.
On étale un journal qui servit de panier
à l’amour conjugal parfumé de cuisine
et l’on se prend à caresser
le corps d’une femelle ornant un magazine.
Les gamelles choquées sur l’assiette en métal
larguent un fond de sauce ou bien de gélatine
Ah ! jeunots, parlez-moi d’un bal
où le fer-blanc a des mélos de mandoline.
Est-ce mardi ? ou bien jeudi ? Pas samedi
mon compagnon, car on croquerait l’orpheline
un jour où tu joues l’affranchi
pour six journées que lentement on assassine.
Prisonniers de la vie ne vous attardez pas
à rêvasser au futur labeur des machines
l’usine a besoin de vos bras
car c’est demain que le Progrès vous extermine.
Les vrais crucifiés, ce sont les amoureux.
Ils sont cloués vivants aux bras de la femelle;
L’épine dérisoire à leurs cheveux se mêle ;
Le sang perle en sueur sur leur front douloureux:
Et quand les rouges pleurs tombent de leurs yeux creux.
Aucun ange ne vient rafraîchir de son aile
La brûlure du trou béant à leur mamelle;
Un Dieu n’entr’ouvre pas le ciel exprès pour eux.
Pas même un bon larron ! Golgotha solitaire !
Le désespoir qu’ils ont au cœur, il faut le taire.
Ou, s’ils osent crier « Ijimma Sabacthani »,
Leur croix, la femme, au vent railleur se prostitue ;
Et, sentant qu’avec eux leur amour est fini,
Ils meurent en doutant de la foi qui les tue.
À l’aube, à l’heure exquise où l’âme du sureau
Baise au bord des marais la tristesse du saule,
Jeanne, pieds et bras nus, l’aiguillon sur l’épaule,
Conduit par le chemin sa génisse au taureau.
Compagnonnage errant de placides femelles,
Plantureuses Vénus de l’animalité,
Qui, dans un nonchaloir plein de bonne santé,
S’en vont à pas égaux comme deux sœurs jumelles.
Si le pis est pesant, les seins sont aussi lourds,
L’une a les cheveux drus, l’autre les crins opaques,
Et leurs yeux sont pareils à ces petites flaques
Où la lune projette un rayon de velours.
Aussi, rocs et buissons, les chênes et les chaumes
Semblent leur dire, émus de cette humble union,
Qu’en ce jour c’est la fête et la communion
Des formes, des clartés, des bruits et des arômes.
Demandez à un crapaud ce que c’est que la Beauté, le grand beau, le « to kalon » !
Il vous répondra que c’est sa femelle avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête,
une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun.
Interrogez un nègre de Guinée ; le beau est pour lui une peau noire, huileuse, des yeux enfoncés, un nez épaté.
Interrogez le diable ; il vous dira que le beau est une paire de cornes, quatre griffes, et une queue.
Consultez enfin les philosophes, ils vous répondront par du galimatias ;
il leur faut quelque chose de conforme à l’archétype du beau en essence3, au « to kalon ».
J’assistais un jour à une tragédie auprès d’un philosophe. « Que cela est beau ! disait-il.
— Que trouvez-vous là de beau ? lui dis-je.
— C’est, dit-il, que l’auteur a atteint son but ».
Le lendemain il prit une médecine qui lui fit du bien.
« Elle a atteint son but, lui dis-je ; voilà une belle médecine » !
Il comprit qu’on ne peut dire qu’une médecine est belle, et que pour donner à quelque chose le nom de beauté,
il faut qu’elle vous cause de l’admiration et du plaisir.
Il convint que cette tragédie lui avait inspiré ces deux sentiments, et que c’était là le « to kalon », le beau.
Nous fîmes un voyage en Angleterre : on y joua la même pièce parfaitement traduite ;
elle fit bâiller tous les spectateurs.
« Oh ! oh, dit-il, le « to kalon » n’est pas le même pour les Anglais et pour les Français.
» Il conclut, après bien des réflexions, que le beau est très relatif,
comme ce qui est décent au Japon est indécent à Rome,
et ce qui est de mode à Paris ne l’est pas à Pékin ;
et il s’épargna la peine de composer un long traité sur le beau.