Si vous m’aviez connu
Du temps des matins souples
Quand je marchais sur l’eau
Dans Venise la trouble
Si vous m’aviez connu
Sur ces scènes indicibles
Je lançais des couteaux
Sur de graciles cibles
Si vous m’aviez connu
Madame toute nue
Sans vouloir me vanter
Vous auriez apposé
Sur mes paupières closes
Vos lèvres parfumées
De cistes et de rosée
Et de bien d’autres choses
Si vous m’aviez connu
Dans ce fringant costume
Quand je fondais de l’or
Pour en faire des plumes
Si vous m’aviez connu
Quand j’étais Matador
Tout déchiré dedans
Tout recousu dehors
Si vous m’aviez connu
Madame toute nue
Pendant que je mourais
Auriez Vous déposé
Sur mes paupières closes
Vos larmes parfumées
De cistes et de rosée
Et du chagrin des choses
Si vous m’aviez connu
Du temps des rêves d’or
Quand je dormais encore
Est-ce que vous m’auriez cru ?
Si vous m’aviez connu
Madame toute nue
Sans vouloir me vanter
Auriez-vous apposé
Sur mes paupières closes
Vos rêves parfumés
De cistes et de rosée
Et du regret des choses
Au-dessus de l’abîme de l’indicible, le poème va s’avancer,
se risquer au-dessus du vide.
S’il parle vrai,
ses lecteurs seront eux aussi suspendus durant un instant,
sur un seuil d’éternité.
Instant arraché à la durée, gagné sur l’inéluctable usure,
la perte, la destruction définitive.
(Gérard Bocholer)
Recueil: Le poème Exercice spirituel
Traduction:
Editions: Ad Solem
Quand vous voyez un chat, silencieux, méditer,
La cause, sachez-le, est sa quête insondable:
Il a l’esprit perdu dans la contemplation
De la pensée de la pensée de la pensée de son nom,
Son nom ineffable, affablement ineffable,
Indicible, profond – et singulier -, son Nom.
Prête-moi ton grand bruit, ta grande allure si douce,
Ton glissement nocturne à travers l’Europe illuminée,
Ô train de luxe ! et l’angoissante musique
Qui bruit le long de tes couloirs de cuir doré,
Tandis que derrière les portes laquées, aux loquets de cuivre lourd,
Dorment les millionnaires.
Je parcours en chantonnant tes couloirs
Et je suis ta course vers Vienne et Budapesth,
Mêlant ma voix à tes cent mille voix,
Ô Harmonika-Zug !
J’ai senti pour la première fois toute la douceur de vivre,
Dans une cabine du Nord-Express, entre Wirballen et Pskow.
On glissait à travers des prairies où des bergers,
Au pied de groupes de grands arbres pareils à des collines,
Étaient vêtus de peaux de moutons crues et sales…
(Huit heures du matin en automne, et la belle cantatrice
Aux yeux violets chantait dans la cabine à côté.)
Et vous, grandes places à travers lesquelles j’ai vu passer la Sibérie et les monts du Samnium,
La Castille âpre et sans fleurs, et la mer de Marmara sous une pluie tiède !
Prêtez-moi, ô Orient-Express, Sud-Brenner-Bahn , prêtez-moi
Vos miraculeux bruits sourds et
Vos vibrantes voix de chanterelle ;
Prêtez-moi la respiration légère et facile
Des locomotives hautes et minces, aux mouvements
Si aisés, les locomotives des rapides,
Précédant sans effort quatre wagons jaunes à lettres d’or
Dans les solitudes montagnardes de la Serbie,
Et, plus loin, à travers la Bulgarie pleine de roses…
Ah ! il faut que ces bruits et que ce mouvement
Entrent dans mes poèmes et disent
Pour moi ma vie indicible, ma vie
D’enfant qui ne veut rien savoir, sinon
Espérer éternellement des choses vagues.
Celui-là à l’écoute de ce feu
dans chaque fibre du temps
A l’écoute
de ce fleuve où trébuchent les ombres
et s’écoule sans férir
dans le flot du dedans
Celui-là hanté par l’indicible semence
de tout ce qui est nous
de tout ce qui sera
Celui-là empoigné par le verbe
broyeur de mots
Brassé par l’océan sans parois
Celui-là cible de chair
fendu par le cri des victimes
dévoré par l’ortie
étreint par les lois
Celui-là en mille morts
Celui-là en mille cendres
Mais toujours restauré
Mais toujours renaissant
Celui-là le poète
Retournant ciel et gouffres
Etreignant la vie reçue
puis rendue sans raison
Poursuivant jusqu’au tréfonds
de la terre et des hommes
l’unité dérobée de leur nom.
J’avais l’intention de révéler l’indicible
mais ta lumière devint une explosion
un volcan.
Ma passion m’a rendu transparent
et les mots ont déserté ma langue.