La poésie n’est pas un genre littéraire parmi d’autres;
elle est le chant de l’origine
qui se dégage des silences et des cris de l’homme
en quête de son propre secret
en même temps que de l’Enigme de l’univers.
Ici, l’âme s’exprime au plus près de la transparence
dans l’éclat d’une illumination fugace
mais qui aspire follement à la durée.
A la fois chemin et cheminement vers l’Etre,
la poésie est une aventure extrême,
exigeante et périlleuse,
qui engage la totalité de l’individu.
Le poète est conçu, écrit, raturé, éternisé
ou gommé par son oeuvre:
il est un texte vivant, le poème de son poème.
L’état auquel je me trouvai dans cet instant est trop singulier
pour n’en pas faire ici la description.
La nuit s’avançait.
J’aperçus le Ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure.
Cette première sensation fut un moment délicieux.
Je ne me sentais encore que par là.
Je naissais dans cet instant à la vie,
et il me semblait que je remplissais de ma légere existence
tous les objets que j’apercevais.
Tout entier au moment présent je ne me souvenais de rien ;
je n’avais nulle notion distincte de mon individu,
pas la moindre idée de ce qui venait de m’arriver ;
je ne savais ni qui j’étais, ni où j’étais ;
je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude.
Je voyais couler mon sang,
comme j’aurais vu couler un ruisseau,
sans songer seulement que ce sang m’appartînt en aucune sorte.
Je sentais dans tout mon être un calme ravissant,
auquel chaque fois que je me le rappelle je ne trouve rien de comparable
dans toute l’activité des plaisirs connus.
(Jean-Jacques Rousseau)
Recueil: Les Rêveries du promeneur solitaire / Deuxième Promenade
Pour combattre ma tendance au silence (comme on dit « tendance au suicide »),
il n’y avait que des mots, rien que des mots pour m’en sortir.
Les mots m’ont appris à reconnaître les choses, les arbres, les fleurs,
les styles d’architecture, les individus, les attitudes et même les rêves.
Ainsi, les mots m’ont-ils appris à dessiner.
Ce sont mes seuls maîtres, ils me tiennent éveillé, comme des vigiles.
J’ aimerais pouvoir m’en défaire. Mais ce n’est pas possible.
Ils existent sans moi, impavides et dominateurs.
Ce sont les souverains du silence.
(Alain Jouffroy)
Recueil: Être-Avec
Traduction:
Editions: De la Différence
Le dessein de la poésie étant de nous rendre souverains en nous impersonnalisant,
nous touchons, grâce au poème,
à la plénitude de ce qui n’était qu’esquissé ou déformé
par les vantardises de l’individu.
Les poèmes sont des bouts d’existence incorruptibles
que nous lançons à la gueule répugnante de la mort,
mais assez haut pour que, ricochant sur elle,
ils tombent dans le monde nominateur de l’unité.
Il était une fois quatre individus qu’on appelait
Tout le monde – Quelqu’un – Chacun – et Personne.
Il y avait un important travail à faire,
Et on a demandé à Tout le monde de le faire.
Tout le monde était persuadé que Quelqu’un le ferait.
Chacun pouvait l’avoir fait, mais en réalité Personne ne le fit.
Quelqu’un se fâcha car c’était le travail de Tout le monde !
Tout le monde pensa que Chacun pouvait le faire
Et Personne ne doutait que Quelqu’un le ferait…
En fin de compte, Tout le monde fit des reproches à Chacun
Parce que Personne n’avait fait ce que Quelqu’un aurait pu faire.
MORALITÉ :
Sans vouloir le reprocher à Tout le monde,
Il serait bon que Chacun
Fasse ce qu’il doit sans nourrir l’espoir
Que Quelqu’un le fera à sa place…
Car l’expérience montre que
Là où on attend Quelqu’un,
Généralement on ne trouve Personne
Depuis longtemps je me suspectais moi-même,
Aussi toute la journée je me suis filé
A distance discrète.
Or, sachez que je suis plus dangereux que je ne l’imaginais :
Quand je vais dans la rue, je regarde à droite, à gauche,
Comme si je ne cessais de photographier
Les maisons, les hommes, les poteaux télégraphiques,
Toutes ces richesses.
Puis, sans raison,
Pour passer inaperçu peut-être,
Je modifie l’expression de mon âme.
Mon visage comme un alphabet morse
Transmet sans cesse Dieu sait quel secret
Aux hommes de la lune qui sont à notre écoute.
Quand je suis devant ma table,
Je déchire une feuille de papier
En petits morceaux qui, sitôt roulés en boules,
Sont projetés dans l’oubli,
Ce qui est très bizarre.
Cette nuit je descendrai en rêve
Par une corde qu’à cet effet j’ai dans ma poche,
Pour voir ce que là-bas l’individu avoue,
Ce dont il se souvient spontanément
Et — ce qui importe plus — qui notamment
Lui fournit ces rapports sur les choses ?
Après quoi je me mettrai
A rédiger la fiche.