Il était un musicien juif,
un Alexandre Herzevitch
qui faisait tournoyer Schubert
comme un diamant pur.
Du matin jusqu’au soir — et couac !
Ressassant la ritournelle,
la même sonate éternelle
il bassinait les oreilles…
Quoi, Alexandre Herzevitch,
dehors… il fait si noir ?
Laisse, Alexandre Serce-vitch :
Là-bas ? qu’importe va !
Que l’Italienne mignonette
tant que crisse la neige
sur ses jolis traîneaux étroits
vole après Schubert là-bas…
aux accents d’une musique de ciel
la mort ne nous fait pas peur
ni même pendre à la patère,
triste pelisse de corneille…
Je t’ai vue, la dernière fois, dans le wagon encore ouvert,
Parmi le troupeau effrayé, le visage des enfants juifs,
Je n’ai pu te tendre la main même pour le dernier voyage
Déjà le camion refermé m’emportait vers la grande route
Et je ne savais pas que c’était la dernière fois,
Le dernier voyage de tous nos rêves,
Vers nous les monts semblaient bleuis de froid.
Et près d’eux, sur le ciel, crachaient les crématoires.
(Isaïe Spiegel)
Recueil: Anthologie de la poésie yiddish Le miroir d’un peuple
Traduction:
Editions: Gallimard
Comme à leur arc rivées
Les cordes sont tendues,
Tirées à se briser
Par des mains inconnues,
Mais sans frémir, muettes,
Comme avant la tempête
Dans les yeux la tristesse
Se calcine, embrasée.
Terrifiant silence
Qu’on ne peut endurer,
Douleur à ne pas dire
Plaie à ne pas montrer,
Comme harpes qui pendent
Muettes sur les branches
Quand dans les doigts se fendent
Les sanglots étranglés.
Pourtant les heures restent
Quand l’océan s’endort,
Que du bleu sourd le presque
Imperceptible accord,
Vers nous, de chaque corde,
Un écho monte alors,
Comme prière il flotte
Comme une voix implore.
Tout s’allège et la peine
Peut alors déposer
Au coeur comme au désert
Un semblant de rosée.
Le réconfort nous berce
Comme longue langueur,
Une complainte juive
Se trempe dans les pleurs.
(David Einhorn)
Recueil: Anthologie de la poésie yiddish Le miroir d’un peuple
Traduction:
Editions: Gallimard
Les yeux rouges, les lèvres bleues,
Les joues vidées de leur sang,
La sueur à leur front blême,
Brûlante et courte l’haleine,
Trois filles sont là cousant et cousant!
Neige la toile et l’aiguille étincelle :
Je couds et je couds, pense l’une d’elles,
Et je couds le jour et je couds la nuit
Sans coudre pour moi robe d’épousailles
À quoi sert coudre sans répit ?
Je ne dors pas et je mange si peu,
J’irai voir Balnès le Miraculeux
Qui pour moi peut-être agirait enfin,
Qu’au moins soit un veuf, un juif déjà vieux
Avec sa douzaine d’enfants…
La deuxième se dit: je couds et je reprise
Mais je me couds seulement tresses grises,
La tête me brûle et mes tempes battent
Tape la machine à chaque contact,
Tac, tac, tac, tac, tac, tac, tac, tac !
Chaque clin d’oeil je le comprends,
Sans mariage, sans alliance
Ce ne serait que jeux et danse,
L’amour – toute l’année durant!
Mais après cela, mais après ?
Crachant du sang la troisième pense :
Je me couds aveugle et me couds souffrante,
À chaque piqûre est mon coeur meurtri
Et lui – cette semaine il se marie !
Je ne lui souhaite aucun mal !
Il oubliera ce qui fut autrefois !
Et la communauté un linceul m’offrira,
Un tout petit morceau de terre
Où tranquillement je reposerai
Je dormirai, je dormirai.
(Itzhak-Leibush Peretz)
Recueil: Anthologie de la poésie yiddish Le miroir d’un peuple
Traduction:
Editions: Gallimard