Pensez à tous ceux qui voient
vous tous qui ne voyez pas
où vont-ils se laisser conduire
ceux qui regardent leur bout de nez
par le petit bout d’une lorgnette
Pensez aussi à ceux qui louchent
à ceux qui toujours louchent vers l’or
vers la mer leur pied ou la mort
à ceux qui trébuchent chaque matin
au pied du mur au pied d’un lit
en pensant sans cesse au lendemain
à l’avenir peut-être à la lune au destin
à tout le menu fretin
ce sont ceux qui veillent au grain
Mais ils ne voient pas les étoiles
parce qu’ils ne lèvent pas les yeux
ceux qui croient voir à qui mieux mieux
et qui n’osent pas crier gare
Pensez aux borgnes sans vergogne
qui pleurent d’un oeil mélancolique
en se plaignant des moustiques
des éléphants de la colique
Pensez à tous ceux qui regardent
en ouvrant des yeux comme des ventres
et qui ne voient pas qu’ils sont laids
qu’ils sont trop gros ou maigrelets
qu’ils sont enfin ce qu’ils sont
Pensez à ceux qui voient la nuit
et qui se battent à coup de cauchemars
contre scrupules et remords
Pensez à ceux qui jours et nuits
voient peut-être la mort en face
Pensez à ceux qui se voient
et savent que c’est la dernière fois
(Philippe Soupault)
Recueil: Poèmes et poésies
Traduction:
Editions: Grasset
Je ne veux pas de ces masques à moitié creux,
autant la marionnette.
Elle, du moins, est pleine.
Je souffrirai sa carcasse,
le fil aussi
et même son visage de pur semblant.
Ici je suis en face.
Même si s’éteignent les lampes,
même si j’entends dire : fin
– même si, de la scène le vide vient à moi
dans le gris courant d’air,
même si, de mes silencieux ancêtres,
aucun n’est plus assis à mes côtés, aucune femme,
pas même le garçon à l’œil brun qui louchait;
je resterai.
1
En effeuillant au soleil couchant
Une fleur des champs
La blanche marguerite
J’imagine un pompier pas méchant
Ou d’un soldat dans sa guérite
Nous irions dans un beau jardin
Comme un prince avec sa princesse
Et de minuit jusqu’au matin
Nous serions tout miel et caresse.
Refrain
Je suis rêveuse et fragile
La brutalité
Me blesse et me tourne la bile
La douceur c’est ma qualité
J’aime les fleurs et les mots tendres
Et les songes bleus
Parfois je sens mon cœur se fendre
En guettant un amoureux.
2
Je suis pareille aux sveltes iris
Pareille au grand lys
Pareille aux fraises mûres
Mon coeur est doux d’esprit délicat
Je suis une faible nature
L’amour trouble mon estomac
Mais quand je rêve aux aventures
Ma chair frémit, j’en suis gaga
Faut prendre ma température.
3
Hélas hélas j’ai ce soir cent ans
Un rêve épatant
Me semble aujourd’hui fade
Je veux quelqu’un vivant pour coucher
Je voudrais le marquis de Sade
Ou bien un gros garçon boucher
Et qu’il me mette en marmelade
Qui m’étreigne et fasse loucher
Et que je ne sois plus en rade.
(Robert Desnos)
Recueil: Les Voix intérieures
Traduction:
Editions: L’Arganier
Pensez à tous ceux qui voient
vous tous qui ne voyez pas
où vont-ils se laissez conduire
ceux qui regardent leur bout de nez
par le petit bout d’une lorgnette
Pensez aussi à ceux qui louchent
à ceux qui toujours louchent vers l’or
vers la mer leur pied ou la mort
à ceux qui trébuchent chaque matin
au pied du mur au pied d’un lit
en pensant sans cesse au lendemain
à l’avenir peut-être à la lune au destin
à tout le menu fretin
ce sont ceux qui veillent au grain
Mais ils ne voient pas les étoiles
parce qu’ils ne lèvent pas les yeux
ceux qui croient voir à qui mieux mieux
et qui n’osent pas crier gare
Pensez aux borgnes sans vergogne
qui pleurent d’un œil mélancolique
en se plaignant des moustiques
Pensez à tous ceux qui regardent
en ouvrant des yeux comme des ventres
et qui ne voient pas qu’ils sont laids
qu’ils sont trop gros ou maigrelets
qu’ils sont enfin ce qu’ils sont
Pensez à ceux qui voient la nuit
et qui se battent à coups de cauchemars
contre scrupules et remords
Pensez à ceux qui jours et nuits
voient peut-être la mort en face
Pensez à ceux qui se voient
et savent que c’est la dernière fois
Notre amour fut semblable à ces plats de faïence
Où l’on voit des pays fantastiquement bleus.
Des oiseaux à trois becs, des arbres onduleux,
Des saints dont l’œil qui louche est ravi de croyance.
Des buveurs digérant un jambon de Mayence,
Des chiens verts sous lesquels on lit: Ce sont des leups.
Des chevaux imprévus au profil fabuleux,
Des rois enluminés d’une rouge vaillance.
Notre amour fut pareil, bizarre et précieux.
Un étrange pays sous d’impossibles cieux,
Un plat bariolé de rêve et de féerie.
Plus d’un mets savoureux y fut bien fricassé,
Nous y avons mangé des baisers, en frairie.
Mais je l’ai laissé choir par terre. Il s’est cassé.
Un jour, elle arrêta sa course au numéro 3333,
dépuceronna ses antennes fourmilleuses,
retrouva son petit pois de raison,
ne loucha plus ni en avant ni en arrière,
exista
— entra dans le périmètre sensible de la lente mastication des choses —
respira, regarda les arbres,
balança son oeil paisible entre ciel et terre,
comme l’éléphant sa trompe.