Tu peux, comme il te plaît, me faire jeune ou vieux.
Comme le soleil fait serein ou pluvieux
L’azur dont il est l’âme et que sa clarté dore,
Tu peux m’emplir de brume ou m’inonder d’aurore.
Du haut de ta splendeur, si pure qu’en ses plis
Tu sembles une femme enfermée en un lys,
Et qu’à d’autres moments l’œil qu’éblouit ton âme
Croit voir, en te voyant, un lys dans une femme,
Si tu m’as souri, Dieu ! tout mon être bondit ;
Si, madame, au milieu de tous, vous m’avez dit,
À haute voix : Bonjour, monsieur, et bas : Je t’aime !
Si tu m’as caressé de ton regard suprême,
Je vis ! je suis léger, je suis fier, je suis grand ;
Ta prunelle m’éclaire en me transfigurant ;
J’ai le reflet charmant des yeux dont tu m’accueilles ;
Comme on sent dans un bois des ailes sous les feuilles,
On sent de la gaîté sous chacun de mes mots ;
Je cours, je vais, je ris ; plus d’ennuis, plus de maux ;
Et je chante, et voilà sur mon front la jeunesse !
Mais que ton cœur injuste un jour me méconnaisse ;
Qu’il me faille porter en moi jusqu’à demain
L’énigme de ta main retirée à ma main :
— Qu’ai-je fait ? qu’avait-elle ? Elle avait quelque chose.
Pourquoi, dans la rumeur du salon où l’on cause,
Personne n’entendant, me disait-elle vous ? —
Si je ne sais quel froid dans ton regard si doux
A passé comme passe au ciel une nuée,
Je sens mon âme en moi toute diminuée ;
Je m’en vais courbé, las, sombre comme un aïeul ;
Il semble que sur moi, secouant son linceul,
Se soit soudain penché le noir vieillard Décembre ;
Comme un loup dans son trou, je rentre dans ma chambre ;
Le chagrin — âge et deuil, hélas ! ont le même air —
Assombrit chaque trait de mon visage amer,
Et m’y creuse une ride avec sa main pesante.
Joyeux, j’ai vingt-cinq ans ; triste, j’en ai soixante.
(Victor Hugo)
Recueil: Cent poèmes de Vivtor Hugo
Traduction:
Editions: Omnibus
L’herbe est noire ce soir dans le vent mort
L’inconnu vent qui porte l’eau d’un feu
Et tient le sol avec deux étincelles en cendre
Tu ignores le vent car il porte il anime
Le double sein gravé de ta venue
Et ton double regard méconnaît le profond
Et le sel fertile de tes mains dans la grâce
Mais tu connais le péché brûlant de tes mains libres
Et désertes
Et nues dans le noir de ta rosée
Moi je t’appelle
Et tu n’as pas de nom qui sonne
Parmi les fleurs, parce que ton nom
Est l’improbable vent
Parce qu’il couvre le monde
D’insoutenables nuits.
C’est le concert doux des voix pleureuses,
Vieux chagrins résignés et tendresses
Que l’on méconnut et la tristesse
Des élans réprimés. Effleureuses
Voix sourdes, pleurez comme les ifs
Embrumés qu’échevèle un vent convulsif.
C’est le concert tout en lancinances
Des désirs contraires et la ronde
Des corbeaux et des folles arondes
Par le ciel fleuri d’incohérences:
Rouges pompeux, tristes violets
Dont se mêlent, en accords faux, les reflets.
C’est le concert vraiment sans mesures
Des baisers profonds et des morsures;
Le vibrement nerveux des ciguës
Sous l’archet des bises ambiguës
D’avril où reluit un soleil blond
Que voile une averse blême de grêlons.
C’est surtout l’écart entre le rêve
Et le réel qui, sans nulle trêve,
Par des accents forcenés s’exprime,
Comme une blessure s’envenime,
Puis éclate enfin en gémissant
Et remplit l’horizon noir d’un flot de sang.
Les racines se tordent avec le ver — le passage au tamis
de l’horloge va de pair avec le coeur du moineau.
Entre branche et flèche — le mot
méconnaît son nid, et la graine, secouée
par des eaux plus naturelles, n’avouera pas.
Seul l’oeuf gravite.
Ce n’est pas le trépas, c’est un très doux sommeil
Qui bannit peu à peu l’éclair de ma paupière,
Adieu ; je vais jouir d’une douce lumière,
Attendant que ce corps s’anime de réveil.
Ami, ne pleure plus, ton amour non pareil
Recevra sa couronne au bout de la carrière :
Ainsi passait ma belle, et sa douce manière
Arrêtait de pitié la course du soleil.
Hélas ! à son partir l’Amour partit du monde,
La clarté chut du ciel et se noya dans l’onde,
La mort depuis ce jour est le miel de mon coeur :
Il ne m’est plus resté qu’une langueur extrême,
Qui me fait méconnaître un chacun et moi-même,
Et le ciel s’embellit de mon long crève-coeur.
Méconnaître que le fleuve est une épée
et que les choses rêvent leurs rêves propres
c’est ignorer qu’ici,
près de notre regard
en existe un autre:
le regard secret du monde.
Quand on le découvre,
la vie se retourne comme un gant
qui dégage la main qu’il enfermait
et le tact libéré
touche pour la première fois tout ce qui existe.
La réalité est un temps plié
qu’il faut déplier comme une toile
d’une singulière délicatesse
pour trouver au dedans
une autre main qui attend.