Ô toi, si loin de mes regards,
c’est à Dieu que je te confie.
Tu m’as brûlé l’âme, pourtant
moi, je t’aime plus que ma vie.
Tant que je ne tirerai pas
le pan de mon linceul sous terre,
Ne crois pas que j’ôte ma main
du pan de ta robe légère.
Laisse-moi voir l’arcade sainte
de tes sourcils : au petit jour,
J’étendrai les bras pour prier
et les mettre autour de ton cou.
Même si je dois m’adresser
à l’ange déchu de Babel,
Je ferai cent tours de magie
pour te ramener, ô ma belle !
Je voudrais mourir avant toi,
ô mon médecin infidèle !
Vas donc ausculter ton patient :
je suis dans une attente telle !
J’ai fait ruisseler de mes yeux
sur mon sein cent ruisseaux de larmes,
pour arroser les grains d’amour
que je sèmerai dans ton coeur.
Le Bien-Aimé versa mon sang,
me sauvant des peines de coeur :
Voici ton clin d’oeil assassin
qui me transperce comme une arme.
Mais je pleure, et mon seul désir,
au sein de ce torrent de larmes,
C’est de pouvoir semer en toi
la seule graine de l’amour.
Sois généreux ! Reçois-moi donc,
pour que, dans l’ardeur de mon âme,
Mes larmes tombent à tes pieds,
comme des perles, tour à tour.
Vin, amour et libertinage,
Hâfez. ne sont pas ton partage ; –
Et pourtant. c’est ce que tu fais.
Tant pis pour toi, c’est bien dommage
***
(Hâfez Shirâzi)(Hafiz)
Recueil: L’amour, l’amant, l’aimé
Traduction: Vincent-Masour Monteil
Editions: Actes Sud
Miserere !
Encore une fois, ma colombe,
O mon beau trésor adoré,
Viens t’agenouiller sur la tombe
Où notre amour est enterré.
Miserere !
I.
Il est là dans sa robe blanche ;
Qu’il est chaste et qu’il est joli !
Il dort, ce cher enseveli,
Et comme un fruit mûr sur la branche,
Son jeune front, son front pâli
Incline à terre, et penche, penche…
Miserere !
Regarde-le bien, ma colombe,
O mon beau trésor adoré,
Il est là couché dans la tombe,
Comme nous l’avons enterré,
Miserere !
II.
Depuis les pieds jusqu’à la tête,
Sans regret, comme sans remord,
Nous l’avions fait beau pour la mort.
Ce fut sa dernière toilette ;
Nous ne pleurâmes pas bien fort,
Vous étiez femme et moi poète.
Miserere !
Les temps ont changé, ma colombe,
O mon beau trésor adoré,
Nous venons pleurer sur sa tombe,
Maintenant qu’il est enterré.
Miserere !
III.
Il est mort, la dernière automne ;
C’est au printemps qu’il était né.
Les médecins l’ont condamné
Comme trop pur, trop monotone :
Mon cœur leur avait pardonné…
Je ne sais plus s’il leur pardonne.
Miserere !
Ah ! je le crains bien, ma colombe,
O mon beau trésor adoré,
Trop tôt nous avons fait sa tombe,
Trop tôt nous l’avons enterré.
Miserere !
IV.
Il est des graines de rechange
Pour tout amoureux chapelet.
Nous pourrions, encor, s’il voulait,
Le ressusciter, ce cher ange.
Mais non ! il est là comme il est ;
Je ne veux pas qu’on le dérange.
Miserere !
Par pitié, fermez cette tombe ;
Jamais je n’avais tant pleuré !
Oh ! dites pourquoi, ma colombe,
L’avons-nous si bien enterré ?
Miserere !
L’ombre s’évapore
Et déjà l’aurore
De ses rayons dore
Les toits alentours
Les lampes pâlissent,
Les maisons blanchissent
Les marchés s’emplissent :
On a vu le jour.
De la Villette
Dans sa charrette,
Suzon brouette
Ses fleurs sur le quai,
Et de Vincenne,
Gros-Pierre amène
Ses fruits que traîne
Un âne efflanqué.
Déjà l’épicière,
Déjà la fruitière,
Déjà l’écaillère
Sautent au bas du lit.
L’ouvrier travaille,
L’écrivain rimaille,
Le fainéant baille,
Et le savant lit.
J’entends Javotte,
Portant sa hotte,
Crier : Carotte,
Panais et chou-fleur !
Perçant et grêle,
Son cri se mêle
A la voix frêle
Du noir ramoneur.
L’huissier carillonne,
Attend, jure, sonne,
Ressonne, et la bonne,
Qui l’entend trop bien,
Maudissant le traître,
Du lit de son maître
Prompte à disparaître,
Regagne le sien.
Gentille, accorte
Devant ma porte
Perrette apporte
Son lait encor chaud ;
Et la portière,
Sous la gouttière,
Pend la volière
De Dame Margot.
Le joueur avide,
La mine livide,
et la bourse vide,
Rentre en fulminant ;
Et sur son passage,
L’ivrogne, plus sage,
Rêvant son breuvage,
Ronfle en fredonnant.
Tout, chez Hortense,
Est en cadence ;
On chante, on danse,
Joue, et cætera…
Et sur la pierre
Un pauvre hère,
La nuit entière,
Souffrit et pleura.
Le malade sonne,
Afin qu’on lui donne
La drogue qu’ordonne
Son vieux médecin ;
Tandis que sa belle,
Que l’amour appelle,
Au plaisir fidèle,
Feint d’aller au bain.
Quand vers Cythère,
La solitaire,
Avec mystère,
Dirige ses pas,
La diligence
Part pour Mayence,
Bordeaux, Florence,
Ou les Pays-Bas.
« Adieu donc, mon père,
Adieu donc, mon frère,
Adieu donc, ma mère,
– Adieu, mes petits. »
Les chevaux hennissent,
Les fouets retentissent,
Les vitres frémissent :
Les voilà partis.
Dans chaque rue,
Plus parcourue,
La foule accrue
Grossit tout à coup :
Grands, valetaille,
Vieillards, marmaille,
Bourgeois, canaille,
Abondent partout.
Ah ! quelle cohue !
Ma tête est perdue,
Moulue et fendue,
Où donc me cacher !
Jamais mon oreille
N’eut frayeur pareille…
Tout Paris s’éveille…
Allons nous coucher.
Tu m’as inventée. Celle que tu imagines
N’existe pas, ne peut exister nulle part.
Chez les médecins, pas de remède ; pas de réconfort
chez les poètes.
Cette ombre, ce fantôme jour et nuit te persécute.
Notre rencontre eut lieu en une année invraisemblable.
Les forces du monde étaient à bout.
Tout portait le deuil. Tout déclinait, malade.
Rien de nouveau, sinon des tombes.
Plus de lumière. Flots de la Néva, noirs comme du goudron.
Nuit, tout autour, compacte, comme un mur.
C’est alors que ta voix m’a défiée.
Ce que je faisais, je ne le comprenais pas encore.
Tu es venu vers moi, comme conduit par une étoile,
Tu foulais aux pieds l’automne tragique,
Tu es entré dans la maison à jamais déserte,
D’où avait fui le vol des poèmes brûlés.
Ils la trouvèrent, le crâne à demi défoncé,
tenant dans sa main roide un revolver brûlant.
Les badauds s’étonnaient. — Et l’ambulance
l’emporta vers l’hôpital jaune.
Une seule fois s’ouvrit sa paupière…
Nulle lettre, nul nom, — seuls une robe, un châle;
puis vint le médecin, questionnant à voix basse, —
puis le prêtre. — Elle resta muette et livide.
Pourtant, tard dans la nuit, elle voulut parler,
avouer… Personne dans la salle ne l’entendit.
– Un râle. — Et on l’emporta,
elle et sa souffrance. —
Et dehors nulle tombe.
(Rainer Maria Rilke)
Recueil: Oeuvres 2 Poésie
Traduction: Jacques Legrand, Lorand Gaspar, Philippe Jaccottet, Armel Guerne, Maurice Betz
Editions: Seuil
Médecin de mon coeur naguère si souffrant,
qu’as-tu fait de mon mal que je regrette tant?
Rends-le-moi, je t’en prie;
Rends-moi mon autre vie;
Rends-moi des jours passés le langoureux soupir
et l’espoir décevant dont j’ai failli mourir,
Et mes douces chimères,
Et mes larmes amères!
Mon pauvre coeur va-t-il saigner encor, ô Temps?
Connaîtra-t-il encor la foi de ses vingt ans?
J’aurais trop peur d’y croire :
Cours à d’autres victoires!
[De la difficulté de convertir un Aztèque]
Une fois baptisé sous le nom d’Esteban, l’Aztèque se fixa à Mexico,
où il vécut d’une pension modique que lui faisait le gouvernement
en qualité de descendant de Montézuma.
Des doutes s’étaient élevés plusieurs fois sur la sincérité de sa conversion,
et on songeait à le faire passer de nouveau devant le saint-office, lorsqu’il tomba gravement malade.
Il demanda à voir un médecin: ses voisins, plus charitables, lui envoyèrent un prêtre.
—Frère Esteban, lui dit le prêtre, le moment est venu de recommander votre âme à Dieu.
—Je ne m’appelle pas Esteban, dit la cacique, on me nomme Tumilco. Allez-vous en.
—Songez à Dieu, mon frère.
—Ton Dieu n’est pas le mien, reprit Tumilco; qu’on ouvre les fenêtres.
On obéit à ce désir. Le soleil à son déclin brillait encore à l’horizon.
—Voilà mon Dieu, s’écria le cacique, c’est celui de mes pères. Soleil, reçois ton enfant dans ton sein.
—Le prêtre se cacha les yeux avec la main, fit le signe de la croix, et murmura: Vade retro Satanas.
—Vous empêcheriez plutôt le tournesol de suivre le marche du soleil,
que ces héritiques de revenir au culte de leur astre. Voilà ce qu’on a gagné à ne pas le brûler.
Le voisin charitable qui prononçait cette oraison funèbre, ne se doutait pas que Tumilco le cacique
n’était autre chose que l’incarnation du Tournesol.
En adorant le soleil, il ne faisait que suivre la loi de la nature.
Y-a-t-il une voix pour répondre à qui t’appelle,
un médecin pour qui se plaint de toi,
De toi, toujours proche quand tu n’es pas là,
présente lorsque tu t’en vas ?
Comment pourrait t’oublier un amant
dont son aimée est la parure ?
Tu es, à tout prendre, la brise
que l’on accueille de plein coeur.
Je sais, par cette conviction intime
sur quoi se fonde assurément la vérité,
Que la beauté tient son secret
de ce qui se cache aux plis d’une robe.
(Ibn Zaydûn)
Recueil: Pour l’amour de la Princesse (Pour l’amour de Wallâda)
Traduction: André Miquel
Editions: Actes Sud