J’espère ne jamais savoir d’expérience
ne jamais vivre cela
ni mes enfants
ni mes semblables
jamais
je demande pardon à ceux qui liront
ce titre et qui ont eu à souffrir des Khmers rouges
« l’Angkar ne dit rien, ne parle
pas mais il a des yeux et des
oreilles partout »
« qui proteste est un ennemi
qui s’oppose est un cadavre »
regretté
le toucher de ton corps
Automutilation
on s’est exterminés les uns les autres
ce pays
naguère paradis
terrestre
sourire
nous tue
charnier
oser en toute méconnaissance
tu connais autre chose
mais féroce aussi
rester vivant
avec cela dans le coeur
encore tari
alors que l’enfance est nue
et la pluie la pluie
la lutte est inégale
il pleut
encore et encore
les rizières
s’étendent dans le lointain
gris vert
des ombres marchent dans l’eau
vivants qui reviennent
cette grande nonchalance
fut ponctuée de sang
[…]
Tout ce que nous avons subi
d’atroce
ne peut être dissous
et nos tortionnaires
humains
comme nous
quoi de plus déroutant
de plus affligeant
se sentir le semblable
de ces travailleurs consciencieux
ces éradicateurs sont nos frères
regretter jusqu’à
cette humanité
douter d’exister pleinement
*En khmer, «l’Organisation», nom sous lequel le Parti communiste du Kam-
puchéa (Khmers rouges) a gouverné le Cambodge lorsqu’il a pris le pouvoir en 1975
(Paul de Brancion)
Recueil: Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
Traduction:
Editions: Lanskine
C’est un petit chat noir effronté comme un page,
Je le laisse jouer sur ma table souvent.
Quelquefois il s’assied sans faire de tapage,
On dirait un joli presse-papier vivant.
Rien en lui, pas un poil de son velours ne bouge ;
Longtemps, il reste là, noir sur un feuillet blanc,
A ces minets tirant leur langue de drap rouge,
Qu’on fait pour essuyer les plumes, ressemblant.
Quand il s’amuse, il est extrêmement comique,
Pataud et gracieux, tel un ourson drôlet.
Souvent je m’accroupis pour suivre sa mimique
Quand on met devant lui la soucoupe de lait.
Tout d’abord de son nez délicat il le flaire,
La frôle, puis, à coups de langue très petits,
Il le happe ; et dès lors il est à son affaire
Et l’on entend, pendant qu’il boit, un clapotis.
Il boit, bougeant la queue et sans faire une pause,
Et ne relève enfin son joli museau plat
Que lorsqu’il a passé sa langue rêche et rose
Partout, bien proprement débarbouillé le plat.
Alors il se pourlèche un moment les moustaches,
Avec l’air étonné d’avoir déjà fini.
Et comme il s’aperçoit qu’il s’est fait quelques taches,
Il se lisse à nouveau, lustre son poil terni.
Ses yeux jaunes et bleus sont comme deux agates ;
Il les ferme à demi, parfois, en reniflant,
Se renverse, ayant pris son museau dans ses pattes,
Avec des airs de tigre étendu sur le flanc.
Mais le voilà qui sort de cette nonchalance,
Et, faisant le gros dos, il a l’air d’un manchon ;
Alors, pour l’intriguer un peu, je lui balance,
Au bout d’une ficelle invisible, un bouchon.
Il fuit en galopant et la mine effrayée,
Puis revient au bouchon, le regarde, et d’abord
Tient suspendue en l’air sa patte repliée,
Puis l’abat, et saisit le bouchon, et le mord.
Je tire la ficelle, alors, sans qu’il le voie,
Et le bouchon s’éloigne, et le chat noir le suit,
Faisant des ronds avec sa patte qu’il envoie,
Puis saute de côté, puis revient, puis refuit.
Mais dès que je lui dis : « Il faut que je travaille,
Venez vous asseoir là, sans faire le méchant ! »
Il s’assied… Et j’entends, pendant que j’écrivaille,
Le petit bruit mouillé qu’il fait en se léchant.
Restons amis, veux-tu? Rien qu’amis. L’attitude
En vaudra mieux, crois-moi, que de trouver un jour
Le premier abandon qui fait la solitude,
Nos sentiments fanés, d’anciens rêves d’amour !
Je suis émerveillé d’un rêve, que j’ignore…
Je crois en toi, mais davantage en l’amitié.
Restons ainsi, pour être un peu pareils encore :
N’est-ce pas suffisant, le bonheur à moitié ?
Amis, n’est-ce pas beau? Le soir ardent qui frôle
M’émeut profondément, ô mystère caché !
J’ai posé doucement ma tête à ton épaule :
Ton visage n’en est plus doux ni plus fâché…
Et c’est un geste las dont l’amour est complice ;
Tout bas, nous nous disons : un geste indifférent !
Cela parait une eau qui se sille et se lisse,
Quand le désir, parfois, apporte son courant.
Puis nous disons des mots quelconques… Nonchalance
D’un langage d’amour, dans les soirs éperdus.
Et nous nous comprenons avec des yeux d’absence,
Et ces mots — semble-t-il — étaient ceux attendus.
ma dame nue sur fond
de crépuscule est un accident
dont l’agrément dépasse aisément l’intention
du génie—
toute peinture se sent honteuse
devant cette musique,et la poésie n’arrive
à s’en approcher tant elle est craintive.
et pourtant toutes deux la disent merveilleuse
Mais moi(dans mes bras ayant pris
le tableau)je le presse lentement
contre ma bouche,goûte le rythme précis
féroce
et sage d’une
impeccable
nonchalance. Savoure le prix
d’un geste inimaginable
chaud exact impie
***
my naked lady framed
in twilight is an accident
whose niceness betters easily the intent
of genius—
painting wholly feels ashamed
before this music,and poetry cannot
go near because perfectly fearful.
meanwhile these speak her wonderful
But i(having in my arms caught
the picture)hurry it slowly
to my mouth,taste the accurate demure
ferocious
rhythm of
precise
laziness. Eat the price
of an imaginable gesture
exact warm unholy
(Edward Estlin Cummings)
Recueil: Erotiques
Traduction: Jacques Demarcq
Editions: Seghers
Tu dors? Ce n’est pas vrai, folle, tu fais semblant.
Tu sais bien que ton corps est plus rose et plus blanc
Quand il se laisse aller à cette nonchalance
Dans le hamac de soie où ma main te balance ;
Tu sais que la langueur tranquille du sommeil
Te rend la peau plus fraîche et le sang plus vermeil,
Et que tes deux tétins, tandis que tu reposes,
Sont deux bouquets de lis et deux boutons de roses ;
Tu sais que des frissons amoureux et troublants
Viennent ensoleiller la neige de tes flancs ;
Tu sais que tous ces fruits dont ta chair me régale,
Je ne puis les flairer sans avoir la fringale ;
Tu sais trop bien cela, friponne, et, doucement.
Sûre de me tenter, tu souris en dormant ;
Car tu sens mon désir dont le regard flamboie
Planer sur ton sommeil comme un oiseau de proie.
Dans l’aimable ville de Hama,
tout empêche de penser à rien.
Rapide et brillant de lumière,
l’Oronte coule entre les saules, les peupliers,
les grenadiers et des noyers énormes,
comme je n’ai vu que là-bas.
De distance en distance,
d’immenses roues vont porter leur eau en plein ciel…
Une longue caresse musicale sort de ces roues gémissantes;
c’est assez indéfinissable,
quelque chose comme un bruit d’orgue ou de cloche lointaine,
un vague meuglement de troupeau,
un frelon qui bourdonne,
un murmure de sirène,
une harmonie continue, qui est le silence d’ici,
et où chaque roue met sa note,
sa vibration particulière.
Inlassablement,
l’eau monte emportée
par l’effort du fleuve
(…).
C’est un rêve oublié au bord de l’eau,
une poésie musicale faite de rien,
d’amour, de nonchalance, de chants d’oiseaux
dans les verdures mouillées,
une construction d’azur et de songe,
bâtie de matériaux fragiles,
on ne sait pas par qui ni pourquoi,
et qui ne tient en équilibre
que par la puissance d’un rêve.
J’aime prendre mesure dans l’impossible.
J’ai détruit toutes les nonchalances.
Sous de très rares lambeaux de repos,
J’expose à la cruauté des nuits, des jours, mes instants.