Ce coeur que vous m’avez fait, blessé d’avance,
Puisque nul n’en a besoin pour le sien,
Puisque, si je tombe en quelque puits immense,
A personne autour il ne manquera rien,
Puisque personne hors vous n’a vu mon âme,
Mieux vaudrait peut-être — ô Dieu, ne craignez pas,
Si vous la tuez, que quelqu’un la reclame —
Peut-être en finir avec elle tout bas,
En finir pour la guérir d’être immortelle —
Immortels seront les autres. Me guérir
Par pitié, d’être sans fin à cause d’elle
Ce mal qui ne peut ni vivre ni mourir.
Je passerai… je n’aurai plus jamais de moi,
Plus jamais ni vent ni nouvelle…
(Marie Noël)
Recueil: Poètes d’aujourd’hui – Marie Noël
Editions: Pierre Seghers
Nul bonheur ne peut me toucher
Tout a fui par ton absence
Une fleur vient m’effaroucher
L’oiseau chante ma réticence.
Nul bonheur ne m’aide à revivre
Ton silence est un poids cruel
Si lourd à mon âme en duel…
Car sur la terre il me faut vivre…
Nul bonheur ne m’a plus comblée
Le jardin me parait désert
Dans sa blessure, l’exilée
N’entend que son morne concert.
Nul bonheur ne franchit ma porte
Le silence frappe mon coeur
Seule ma peine n’est point morte
Heureux qui ne sent sa rigueur.
Si tu viens pour rester, dit-elle, ne parle pas.
Il suffit de la pluie et du vent sur les tuiles,
il suffit du silence que les meubles entassent
comme poussière depuis des siècles sans toi.
Ne parle pas encore. Écoute ce qui fut
lame dans ma chair : chaque pas, un rire au loin,
l’aboiement du cabot, la portière qui claque
et ce train qui n’en finit pas de passer
sur mes os. Reste sans paroles : il n’y a rien
à dire. Laisse la pluie redevenir la pluie
et le vent cette marée sous les tuiles, laisse
le chien crier son nom dans la nuit, la portière
claquer, s’en aller l’inconnu en ce lieu nul
où je mourais. Reste si tu viens pour rester.
(Guy Goffette)
Recueil: Anthologie de la poésie française du XXè siècle
Editions: Gallimard
Sans que je puisse m’en défaire
Le temps met ses jambes à mon cou
Le temps qui part en marche arrière me fait sauter sur ses genoux
Mes parents, l’été, les vacances, mes frères et sœurs faisant les fous
J’ai dans la bouche l’innocence des confitures du mois d’août
Nul ne guérit de son enfance, de son enfance
Nul ne guérit de son enfance, de son enfance
Les napperons et les ombrelles qu’on ouvrait à l’heure du thé
Pour rafraichir les demoiselles roses dans leurs robes d’été
Et moi le nez dans leurs dentelles, je respirais à contre-jour
Dans le parfum des mirabelles, l’odeur troublante de l’amour
Nul ne guérit de son enfance, de son enfance
Nul ne guérit de son enfance, de son enfance
Le vent violent de l’histoire allait disperser à vau-l’eau
Notre jeunesse dérisoire, changer nos rires en sanglots
Amour orange amour amer, l’image d’un père évanoui
Qui disparut avec la guerre, renaît d’une force inouie
Nul ne guérit de son enfance, de son enfance
Nul ne guérit de son enfance, de son enfance
Celui qui vient à disparaître, pourquoi l’a-t-on quitté des yeux ?
On fait un signe à la fenêtre sans savoir que c’est un adieu
Chacun de nous a son histoire et dans notre cœur à l’affût
Le va-et-vient de la mémoire ouvre et déchire ce qu’il fût
Nul ne guérit de son enfance, de son enfance
Nul ne guérit de son enfance, de son enfance
Belle cruelle et tendre enfance, aujourd’hui c’est à tes genoux
Que j’en retrouve l’innocence au fil du temps qui se dénoue
Ouvre tes bras, ouvre ton âme, que j’en savoure en toi le goût
Mon amour frais, mon amour femme
Le bonheur d’être et le temps doux
Pour me guérir de mon enfance, de mon enfance
Pour me guérir de mon enfance, de mon enfance.
(Jean Ferrat)
Recueil: Des chansons pour le dire Une anthologie de la chanson qui trouble et qui dérange (Baptiste Vignol)
Editions: La Mascara TOURNON
L’obscurité engendre la violence
et la violence veut l’obscurité
pour se coaguler en crime.
C’est pourquoi le Deux Octobre patienta jusqu’à la nuit
afin que nul ne vît la main qui avait saisi
l’arme, mais seulement l’éclair.
Et dans cette lumière brève et livide, qui ? Qui est celui qui tue ?
Qui sont ceux qui agonisent et ceux qui meurent ?
Ceux qui fuient nu-pieds ?
Ceux qui vont tomber au fond d’une prison ?
Ceux qui vont pourrir à l’hôpital ?
Ceux qui restent muets à jamais d’épouvante ?
Qui ? Lesquels ? Personne. Le lendemain, personne.
La place à l’aube était bien balayée ; les journaux
donnaient comme information principale
le temps qu’il faisait.
Télévision, radio ou cinéma,
pas de changement de programme,
pas de flash spécial, pas de minute
de silence pendant le banquet.
(Le banquet continua.)
Ne cherche pas ce qui n’est pas : des traces, des cadavres
Tout a été donné en offrande à une divinité :
la Dévoreuse d’Excréments.
Ne consulte pas les archives : il n’y a eu aucun rapport.
Hélas, la violence veut l’obscurité
parce que l’obscurité engendre le rêve
et nous pouvons dormir en rêvant que nous rêvons.
Mais il y a une plaie que je touche : ma mémoire.
Elle a mal donc c’est vrai. Elle saigne à sang.
Si je dis qu’elle est mienne, je trahis tous les autres.
Je me souviens, nous nous souvenons.
C’est notre façon d’aider le jour à se lever
sur tant de consciences souillées,
sur un texte de colère, sur une grille ouverte,
sur le visage derrière l’impunité du masque.
Je me souviens, nous nous souviendrons
jusqu’à ce que la justice vienne parmi nous.
(Rosario Castellanos)
Recueil: Poésie du Mexique
Traduction: Jean-Clarence Lambert
Editions: Actes Sud
Nous sommes ces amants sans peur,
Raison, pensée ne sont pas nos amies.
Du vin d’amour nous sommes ivres,
Jamais il ne nous étourdit.
Toujours vivants nous ne mourons pas,
Nous ne restons pas dans les ténèbres,
Ni pourriture ni poussière,
Pour nous il n’y a jour ni nuit.
Dans nos contrées lune et soleil
Se tiennent à jamais, fidèles.
Nul changement ne les atteint,
Il n’est croissant ni pleine lune.
Les roses de notre roseraie
Restent fraîches et ne se fanent pas;
A l’automne elles ne s’effeuillent pas
Il n’y a ni hiver ni printemps.
Pour avoir bu le vin d’amour,
Nous sommes partis au pays de renoncement
Tout brûlants, à ton amour enflammés,
Il ne nous faut point d’ailes pour voler.
De tout temps à la clarté du soleil
Mon corps est une goutte d’atome
Cette goutte n’est pas comme la mer
Elle n’a ni fond ni rivage.
Ô Hamid ! Laisse ce qui est
Si tu veux voir cet amant,
Tu auras la vision sacrée
Il n’est pas de perfection au delà.