Quelle foudre inflexible a pris ce corps en main,
l’a pétri, ravagé d’orages sans pitié !
Ce qui dévaste n’a pas de nom, pas de mains,
saisit l’esprit entier.
Il faut manger ses cris.
Et le corps en douleurs sent le vent de la peur,
un vide où rien ne protège plus de la mort,
l’espace du rien qui l’angoisse, l’humilie,
ne laisse plus qu’un noir entre lui et la mort.
La personne petite où se débat la vie
voit derrière son oui les arbres toujours verts,
puis soudain ce visage imprégné de noblesse,
presque inconnu dans sa douceur et sa noblesse,
rayonnant d’un souvenir qui n’a pas de fin,
et dans ses yeux tout ce qui reste de lumière.
(Jean Mambrino)
Recueil: Anthologie de la poésie française du XXè siècle
Editions: Gallimard
Jour, jour de notre rencontre,
temps nommé Épiphanie;
jour si fort qui vins, couleur
de moelle et de plein midi,
sans frénésie à nos pouls
tout tumulte et agonie,
tranquille comme le lait
des vaches portant sonnailles!
Jour à nous, par quel chemin,
forme sans pieds,
vint-il? Nous n’avons pas su,
n’avons pas veillé; nul signe
ne l’annonçait; nous n’avons pas
sifflé sur les collines;
il s’en venait en silence!
Tous les jours semblaient pareils;
tout à coup mûrit un Jour.
Jour pareil aux autres jours,
comme sont pareils roseaux
et sont pareilles olives
et pourtant, comme Joseph,
ne ressemblait pas à ses frères.
Ayons pour lui un sourire
parmi tous les autres jours
et qu’il les dépasse tous,
comme boeuf de grande taille
et le char devant les gerbes.
Béni soit-il des saisons,
que Nord et Sud le bénissent,
que son père l’an le choisisse
pour en faire mât de vie.
Ni rivière, ni pays,
ni métal; ce n’est qu’un Jour,
Parmi les jours des poulies,
des gréements, des blés sur l’aire,
parmi engins et besognes,
nul ne le voit, ni le nomme.
Fêtons-le et nommons-le,
en grâces à qui l’a fait
et gratitude de sol
et gratitude de l’air,
pour sa rivière d’eau vive
avant qu’il ne tombe en cendre,
en poudre de chaux moulue
et vers l’éternel déverse
son apparence de merveille.
Cousons-le à notre chair,
à nos coeurs et nos genoux
et que nos mains le pétrissent
et que nos yeux le distinguent,
qu’il brille pour nous de nuit
et nous fortifie de jour,
tels cordages pour les voiles,
tels points pour les blessures.
(Gabriela Mistral)
Recueil: Poèmes choisis Prix Nobel de littérature 1945
Editions: Rombaldi
La boulangère a des écus
Qui ne lui coûtent guère.
La boulangère a des écus
Qui ne lui coûtent guère.
Elle en a, je les ai vus,
J’ai vu la boulangère aux écus
J’ai vu la boulangère.
Et d’où viennent tous ces écus,
Charmante boulangère?
Et d’où viennent tous ces écus,
Charmante boulangère?
Ils me viennent d’un gros Crésus
Dont je fais bien l’affaire, vois-tu,
Dont je fais bien l’affaire.
À mon four aussi sont venus
De galants militaires.
À mon four aussi sont venus
De galants militaires.
Moi je préfère les Crésus
À tous les gens de guerre, vois-tu,
À tous les gens de guerre.
Des petits maîtres sont venus
En me disant: Ma chère,
Des petits maîtres sont venus
En me disant: Ma chère
Vous êtes plus belle que Vénus.
Je n’les écoutai guère, vois-tu,
Je n’les écoutai guère.
Des abbés coquets sont venus
Ils m’offraient pour me plaire
Des abbés coquets sont venus
Ils m’offraient pour me plaire
Des fleurettes au lieu d’écus.
Je les envoyai faire, vois-tu
Je les envoyai faire.
Moi, je ne suis pas un Crésus,
Abbé ou militaire.
Moi, je ne suis pas un Crésus,
Abbé ou militaire.
Mais mes talents sont bien connus
Boulanger de Cythère, vois-tu
Boulanger de Cythère.
Je pétrirai le jour venu
Notre pâte légère.
Je pétrirai le jour venu
Notre pâte légère.
Et la nuit, au four, assidu
J’enfournerai, ma chère, vois-tu
J’enfournerai, ma chère
Eh bien! épouse ma vertu,
Travaille de bonne manière.
Eh bien! épouse ma vertu,
Travaille de bonne manière.
Et tu ne seras pas déçu
Avec moi boulangère, aux écus!
Avec moi boulangère.
La boulangère a des écus
Qui ne lui coûtent guère.
(Anonyme)
Recueil: Les plus belles chansons du temps passé
Traduction:
Editions: Hachette
Toute langue est celle de la maison ou
seulement bruit sans pouvoir sur le silence.
Les mots se laissent mener
à l’abattoir comme ces boeufs
que tu voyais paître dans la combe
corne contre corne, comme s’ils étaient encore
tenus ensemble par le joug.
Ils ressemblent aussi aux morts
quand la terre les pétrit
pour en faire enfin des dieux
Pourtant tu ne peux pas tout leur demander.
Il sont ce que tu es.
***
(Yves Rouquette)
Traduction de l’Occitan par Alain Freixe
Recueil: Poésies du Monde
Traduction:
Editions: Seghers
Personne ne nous pétrira de nouveau de terre et d’argile,
Personne ne soufflera la parole sur notre poussière.
Personne.
Loué sois-tu, Personne.
C’est pour te plaire que nous voulons
fleurir.
A ton
encontre
Un Rien,
voilà ce que nous fûmes, sommes et
resterons, fleurissant:
la Rose de Néant, la
Rose de Personne.
Du geste de tuer à deux mains
L’art de pétrir n’est pas différent
(Que le progrès a du bon, quel repos :
Le bouton de droite donne le pain,
Avec le bouton de gauche, facilement,
Je lance, sans regarder, la fusée
Et j’atteins l’ennemi).
***
Mãos limpas
Do gesto de matar a ambas mãos
O jeito de amassar não é diferente
(Que bom este progresso, que descanso:
Obotão da direita dá o pão,
Com o botão da esquerda, facilmente,
Disparo, sem olhar, o foguetão,
E o inimigo alcanço).
(José Saramago)
Recueil: Les poèmes possibles
Traduction: Nicole Siganos
Editions: Jacques Brémond
À la chatte grise qui sans rien dire à personne
s’est trouvée un jour pleine, la très douce outre duveteuse
puis après soixante jours a mis bas en ronronnant
deux tigrés et deux noir et blanc
qui se collent à ses tétines roses
et boivent en fermant les yeux et pétrissant ses poils
la source de toute vie qui nourrit toutes les bouches
je demande protection…
(Claude Roy)
Recueil: le chat en cent poèmes
Traduction:
Editions: Omnibus
Lorsque je regarde les enfants qui étudient
Me reviennent en mémoire ces rêves de lire, d’écrire
Ces désirs de devenir quelqu’un en étudiant
Tant que Père était en vie
J’allais même à l’école avec lui
Sur le sol en terre battue de la maison
J’écrivais j’effaçais les lettres
Je répétais par coeur plusieurs poèmes
Comme ça, pour jouer
Afin de comprendre un mot
Je posais des milliers de questions.
Mais… Père alors…
À présent…
À présent, j’ai vu Maman pétrir la terre des heures durant
J’ai vu des traces de terre se former sur son front
Puis dégouliner
Alors qu’elle repoussait les mèches de ses cheveux
Avec ses mains couvertes de terre
Parfois j’ai vu dans cette terre
Le sel de ses larmes
Se muer spontanément en terre
Alors les pages de mes livres
Ont commencé à allumer le feu
De branches humides dans le foyer
Ces pages où étaient écrites
Les poésies qu’en rythme
J’avais l’habitude de réciter à Père!
***
(Madhu)
Recueil: Pour une poignée de ciel Poèmes au nom des femmes dalit (Intouchable)
Traduction: Traduit du Hindi par Jiliane Cardey
Editions: Bruno Doucey
J’aime ta lettre, plus douce que l’après-midi du Samedi
Et les vacances, ta parole de songe bleu.
La fragrance des mangues me monte à la nuque
Et comme un vin de palme un soir d’orage, l’arôme féminin des goyaves.
Les tempêtes suscitent les humeurs, le palais blanc s’ébranle dans ses assises de basalte
L’on est long à dormir, allongé sous la lampe sous la violette du Cap.
La saison s’est annoncée sur les toits aux vents violents du Sud-Ouest
Tendue de tornades, pétrie de passions.
Les roses altières les lauriers-roses délacent leurs derniers parfums
Signares à la fin du bal
Les fleurs se fanent délicates des bauhinias tigrées
Quand les tamariniers aux senteurs de citron allument leurs étoiles d’or.
Du ravin monte, assaillant mes narines, l’odeur des serpents noirs
Qui intronise l’hivernage.
Dans le parc les paons pavoisent, en la saison des amours.
Rutilent dessus les pelouses, pourpres princiers, les flamboyants
Aux coeurs splendides, et les grands canas d’écarlate et d’or.
M’assaillent toutes les odeurs de l’humidité primor-diale, et les pourritures opimes.
Ce sont noces de la chair et du sang — si seulement noces de l’âme, quand dans mes bras
Tu serais, mangue mûre et goyave ouverte, souffle inspirant ah ! haleine fraîche fervente…
J’aime ta lettre bleue, plus douce que l’hysope
Et sa tendresse, qui me dit que tu es m’amie.
(Léopold Sédar Senghor)
Recueil: Anthologie Poésie africaine six poètes d Afrique francophone
Traduction:
Editions: Points