Au fond de la nuit, les fermes sommeillent,
Cadenas tirés sur la fleur du vin,
Mais la fleur du feu y fermente et veille
Comme le soleil au creux des moulins.
Aux ruisseaux gelés la pierre est à fendre
Par temps de froidure, il n’est plus de fous,
L’heure de minuit, cette heure où l’on chante
Piquera mon cœur bien mieux que le houx.
J’avais des amours, des amis sans nombre
Des rires tressés au ciel de l’été,
Lors, me voici seul, tisonnant des ombres
Le charroi d’hiver a tout emporté.
Pourquoi ce Noël, pourquoi ces lumières,
Il n’est rien venu d’autre que les pleurs,
Je ne mordrai plus dans l’orange amère
Et ton souvenir m’arrache le cœur.
Je chante !
Je chante soir et matin,
Je chante sur mon chemin
Je chante, je vais de ferme en château
Je chante pour du pain je chante pour de l’eau
Je couche
Sur l’herbe tendre des bois
Les mouches
Ne me piquent pas
Je suis heureux, j’ai tout et j’ai rien
Je chante sur mon chemin
Je suis heureux et libre enfin.
Les elfes
Divinités de la nuit,
Les elfes
Couchent dans mon lit.
La lune se faufile à pas de loup
Dans le bois, pour danser, pour danser avec nous.
Je sonne
Chez la comtesse à midi :
Personne,
Elle est partie,
Elle n’a laissé qu’un peu d’riz pour moi
Me dit un laquais chinois
Je chante
Mais la faim qui m’affaiblit
Tourmente
Mon appétit.
Je tombe soudain au creux d’un sentier,
Je défaille en chantant et je meurs à moitié
« Gendarmes,
Qui passez sur le chemin
Gendarmes,
Je tends la main.
Pitié, j’ai faim, je voudrais manger,
Je suis léger… léger… »
Au poste,
D’autres moustaches m’ont dit,
Au poste,
« Ah ! mon ami,
C’est vous le chanteur vagabond ?
On va vous enfermer… oui, votre compte est bon. »
Ficelle,
Tu m’as sauvé de la vie,
Ficelle,
Sois donc bénie
Car, grâce à toi j’ai rendu l’esprit,
Je me suis pendu cette nuit… et depuis…
Je chante !
Je chante soir et matin,
Je chante
Sur les chemins,
Je hante les fermes et les châteaux,
Un fantôme qui chante, on trouve ça rigolo
Je couche,
Parmi les fleurs des talus,
Les mouches
Ne me piquent plus
Je suis heureux, ça va, j’ai plus faim,
Heureux, et libre enfin !
Les heurs crèvent comme une bombe ;
À l’espoir notre jour qui tombe
Se mêle avec le confiant.
Pique aiguille! assez piqué, piquant!
Les heurs crèvent comme une bombe.
Ici-bas tout geint, casse ou pleure ;
Rien de possible ne demeure
À ce qui demeurait avant.
Pique aiguille ! assez piqué, piquant !
Ici-bas tout geint, casse ou pleure.
Je suis lasse de cette vie,
Je veux dormir, ô bonne amie,
Laisse-moi reposer, assez !
Non, pique aiguille ! assez piquant, piqué !
Je suis lasse de cette vie.
Hâve par ma forte journée
Je blasphème ma destinée,
Feuille livide au mauvais vent;
Un peu de sang sur mes doigts coule,
L’heure râle, pleure et s’écoule.
Ah ! mon pain me rend suffocant.
Toujours ce poids qui t’attache à la terre,
Ce pied de plomb tirant sur le genou,
Et cette tête à ton tronc peu légère,
Mal emmanchée à ton douloureux cou;
Toujours le fiel dans cette bouche amère,
Des yeux piquants l’âcre larme qui sourd,
La cire épaisse au creux du tympan sourd;
Du gros cerveau que la tempe resserre
Toujours ce poids!
Toujours ces dents dont l’ivoire s’altère,
Ce crin hirsute en guerre avec le pou,
Toujours ce ventre enflant en demi-sphère
La pommaison de son grotesque chou.
A sa grinçante et peineuse charnière
Toujours ce bras qui pend débile et gourd,
Cette main moite où toute crasse accourt;
Du sang, de l’os, du muscle et du viscère
Toujours ce poids!
Nul réconfort au fond de ta misère
Que de presser un être encor plus mou,
Encor plus creux : tel lard en souricière,
Offrant l’appât de son funeste trou.
Lors sans bonnet sur ton occiput glabre,
Sans gant le carpe et le fémur sans bas,
En toute paix par les luneux sabbats
Tu branleras le tarse au bal macabre.
Courage encor!
(André Berry)
Recueil: Poèmes involontaires suivi du Petit Ecclésiaste
Traduction:
Editions: René Julliard
Un pauvre homme passait dans le givre et le vent.
Je cognai sur ma vitre ; il s’arrêta devant
Ma porte, que j’ouvris d’une façon civile.
Les ânes revenaient du marché de la ville,
Portant les paysans accroupis sur leurs bâts.
C’était le vieux qui vit dans une niche au bas
De la montée, et rêve, attendant, solitaire,
Un rayon du ciel triste, un liard de la terre,
Tendant les mains pour l’homme et les joignant pour Dieu.
je lui criai : « Venez vous réchauffer un peu.
Comment vous nommez-vous ? » Il me dit : « Je me nomme
Le pauvre. » Je lui pris la main : « Entrez, brave homme. »
Et je lui fis donner une jatte de lait.
Le vieillard grelottait de froid ; il me parlait,
Et je lui répondais, pensif et sans l’entendre.
« Vos habits sont mouillés », dis-je, « il faut les étendre ,
Devant la cheminée. » Il s’approcha du feu.
Son manteau, tout mangé des vers, et jadis bleu,
Etalé largement sur la chaude fournaise,
Piqué de mille trous par la lueur de braise,
Couvrait l’âtre, et semblait un ciel noir étoilé.
Et, pendant qu’il séchait ce haillon désolé
D’où ruisselait la pluie et l’eau des fondrières,
Je songeais que cet homme était plein de prières,
Et je regardais, sourd à ce que nous disions,
Sa bure où je voyais des constellations.
(Victor Hugo)
Recueil: Les rayons et les ombres
Traduction:
Editions: Bayard Jeunesse