Nous émottons les années et elles se mettent à respirer.
Les non-partagées, on les couvre soigneusement
avec des toiles d’araignées
pour qu’elles ne saignent plus.
Le rouge n’est pas une couleur d’ange, dit-elle,
en dessinant des triangles dans l’air
pendant que j’essaie de trouver la place juste
d’un morceau du puzzle.
J’ai emmuré l’une des portes,
c’est pourquoi tu ne réussis pas à faire rentrer
la table au milieu du salon.
Les reflets de la bougie lèchent les nacres
incrustées dans l’ancien fauteuil viennois,
arrachent des runes bleuâtres
et les effacent tout de suite.
C’est le baiser du temps,
ajoute-t-elle à l’aube
et son doigt suit la ligne blanche
au creux de l’accoudoir
ayant amassé la poudre des ailes
de ce papillon mystique
qui avait survolé nos têtes
une nuit de février
comme s’il voulait démentir les saisons
et éclairer l’écriture secrète
dans l’âme de chacune de nous.
(Aksinia Mihaylova)
Recueil: Le baiser du temps
Traduction:
Editions: Gallimard
Je sors des nuits éclaboussées de sang
Regardez mes flancs
Labourés par la faim et le feu
Je fus une terre arable
Voyez ma main calleuse,
noire
à force de pétrir le monde.
Mes yeux brûlés à l’ardeur de l’Amour.
J’étais là lorsque l’ange chassait l’ancêtre,
J’étais là lorsque les eaux mangeaient les montagnes
Encore là, lorsque Jésus réconciliait le ciel et la terre,
Toujours là, lorsque son sourire par-dessus les ravins
Nous liait au même destin.
Hommes de tous les continents
Les balles étêtent encore les roses
dans les matins de rêve.
Sorti de la nuit des fumées artificielles
Je voudrais vous chanter
Vous qui portez le ciel à bout de bras
Nous
qui nous cherchons dans le faux jour des réverbères.
Je connais moi aussi
Le froid dans les os, et la faim au ventre,
Les réveils en sursaut au cliquetis des mousquetons
Mais toujours une étoile a cligné des yeux
Les soirs d’incendie, dans les heures saoules de poudre.
Hommes de tous les continents
Portant le ciel à bout de bras,
Vous qui aimez entendre rire la femme,
Vous qui aimez regarder jouer l’enfant,
Vous qui aimez donner la main pour former la chaîne,
Les balles étêtent encore les roses
dans les matins de rêve.
(Bernard Binlin Dadié)
Recueil: 120 nuances d’Afrique
Traduction:
Editions: Bruno Doucey
0 mon ami, lentille d’eau incrustée sur l’étang,
Je te vois comme la flamme clignotante du premier matin blanc,
Qui suspend dans l’air le sillage empanaché
D’un train caboteur qui suit la côte à petite journée.
Tu es la jarre de lait répandue dans les pâturages du ciel
Et cette étoile impatiente qui lance ses graines hors de leur gousse,
L’arbre-chanteur et son ombre de mousse.
Mais tu es aussi et surtout le disparu du bord
Qui allume la mèche sous les barils de poudre,
Le passager que l’on attendra longtemps sur le port,
Je ne sais où, dans un pays fracassé par la foudre.
Vaste comme l’appel des mers et des espaces
Où des mouettes frappant les flots,
Perdu comme la voix du navire qui passe
Sur les horizons sans écho,
Un navire en partance a jeté dans la rade
Un cri qu’il n’avait jamais eu,
Ouvrant parmi le ciel où le soir se dégrade
Tout un monde ailleurs inconnu.
Ce jour était un jour des chaudes colonies,
Un jour implacable et sanglant
Et je laissais tanguer ma lourde rêverie
Au bruit des flots, au bruit du vent.
Etais-je des Grieux en habit de naguère
Tenant entre ses bras Manon,
Alors qu’il s’enfuyait vers la rive étrangère,
Oubliant tout dans son pardon ?
Etais-je l’inconnu qui partait pour les îles,
Ainsi que l’on disait alors,
N’emportant avec lui que la vie inutile
Et les rêves de poudre d’or ?
Je connaissais les noms des agrès et des mâts,
Ces mots de la marine ancienne
Qu’on entendait sonner les jours de branle-bas
Et les jurons du capitaine.
On avait déployé les voiles de fortune
Après l’orage tropical,
Et le vent chantonnait, en haut, parmi les hunes,
Ûn vieil air du pays natal.
Ce ne fut qu’un instant de rêve sur le port,
Mais j’ai senti cette existence
Qui revenait en moi d’aussi loin que la mort
Au cri d’un navire en partance.
Un garçon comme ça se rencontre rarement :
bon comme le pain, vif comme la poudre,
fort comme un turc, doux comme un mouton.
Et une fille comme ça :
belle comme le jour, fraîche comme la rose,
pure comme l’or se rencontre rarement.
Eh bien, ils se rencontrèrent.
Ils ont une fille laide comme un pou
et une vie bête comme chou.
Le même fleuve de vie qui court à travers mes veines nuit et jour
court à travers le monde et danse en pulsations rythmées.
C’est cette même vie qui pousse à travers la poudre de la terre
sa joie en innombrables brins d’herbe, et éclate en fougueuses vagues de feuilles et de fleurs.
C’est cette même vie que balancent flux et reflux dans l’océan-berceau de la naissance et de la mort.
Je sens mes membres glorifiés au toucher de cette vie universelle.
Et je m’enorgueillis, car le grand battement de la vie des âges,
c’est dans mon sang qu’il danse en ce moment.
(Rabindranath Tagore)
Recueil: L’offrande lyrique
Traduction: André Gide
Editions: Gallimard
Mon propre nom est une prison, où celui que j’enferme pleure.
Sans cesse je m’occupe à en élever tout autour de moi la paroi;
et tandis que, de jour en jour, cette paroi grandit vers le ciel,
dans l’obscurité de son ombre je perds de vue mon être véritable.
Je m’enorgueillis de cette haute paroi;
par crainte du moindre trou, je la replâtre avec de la poudre et du sable;
et pour tout le soin que je prends du nom, je perds de vue mon être véritable.
(Rabindranath Tagore)
Recueil: L’offrande lyrique
Traduction: André Gide
Editions: Gallimard