CONTE DU SOLEIL ET DE LA ROUTE
(À une petite fille)
— Un peu plus d’ombre sous les marronniers des places,
Un peu plus de soleil sur la grande route lasse…
Des noces passeront, aux « beaux jours » étouffants,
sur la grand’route, au grand soleil, et sur deux rangs.
De très longs cortèges de noces campagnardes
avec de beaux habits dont tout le monde parle
Et de petits enfants, dans la noce, effarés,
auront de très petits « gros chagrins » ignorés…
— Je songe à l’Un, petit garçon, qui me ressemble
et, les matins légers de printemps, sous les trembles,
à cause du ciel tiède et des haies d’églantiers,
parce qu’il était seul, qu’on l’avait invité,
se prenait à rêver à la noce d’Été :
« … On me mettra peut-être – on l’a dit – avec Elle
qui me fait pleurer dans mon lit, et qui est belle…
(Si vous saviez – les soirs, quelquefois – ô mamans,
les pleurs de tristesse et d’amour de vos enfants !)
« … J’aurai mon grand chapeau de paille neuve et blanche ;
sur mon bras la dentelle envolée de sa manche… »
— Et je rêve son rêve aux habits de Dimanche.
« … Oh ! le beau temps d’amour et d’Été qu’il fera,
Et qu’elle sera douce et penchée, à mon bras.
J’irai à petits pas. Je tiendrai son ombrelle.
Très doucement, je lui dirai « Mademoiselle »
d’abord – Et puis, le soir, peut-être, j’oserai,
si l’étape est très longue, et si le soir est frais,
serrer si fort son bras, et lui dire si près,
à perdre haleine, et sans chercher, des mots si vrais
qu’elle en aura « ses » yeux mouillés – des mots si tendres
qu’elle me répondra, sans que personne entende… »
— Et je songe, à présent, aux mariées pas jolies
qu’on voit, les matins chauds, descendre des mairies
Sur la route aveuglante, en musique, et traîner
des couples en cortège, aux habits étrennés.
Et je songe, dans la poussière de leurs traînes
où passent, deux à deux, les fillettes hautaines
les fillettes en blanc, aux manches de dentelles,
Et les garçons venus des grandes Villes – laids,
avec de laids bouquets de fleurs artificielles,
— je songe aux petits gars oubliés, affolés
qu’on n’a mis, « au dernier moment », avec personne
— aux petits gars des bourgs, amoureux bousculés
par le cortège au pas ridicule et rythmé
— aux petits gars qui ne s’en vont avec personne
dans le cortège qui s’en va, fier et traîné
vers l’allégresse sans raison, là-bas, qui sonne.
— Et tout petits, tout éperdus, le long des rangs,
ne peuvent même plus retrouver leurs mamans.
— Un surtout… qui me ressemble de plus en plus !
un surtout, que je vois – un surtout… a perdu
au grand vent poussiéreux, au grand soleil de joie,
son beau chapeau tout neuf, blanc de paille et de soie
et je le vois… sur la route… qui court après
– et perd le défilé des « Messieurs » et des « Dames » –
court après – et fait rire de lui – court après,
aveuglé de soleil, de poussière et de larmes…
Sous le laurier le banc de pierre rouillée
est tout humide;
la pluie, sur le mur blanc
a lavé le lierre poussiéreux.
Au souffle tiède du vent d’automne
ondoie le gazon, et les peupliers
conversent avec le vent…
Le vent du soir dans le bosquet!
Tandis que flamboie au couchant le soleil
qui dore les grappes de vigne
et qu’un brave bourgeois sur son balcon allume
sa pipe stoïque où fume le tabac,
je me souviens des vers de ma jeunesse…
Qu’est-il advenu de mon coeur sonore?
Ombres charmantes, est-il donc vrai
que vous fuyiez entre les arbres d’or?
(Antonio Machado)
Recueil: Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi de Poésies de la guerre
Traduction: Sylvie Léger et Bernard Sesé
Editions: Gallimard
Enfant, j’ai connu
la joie de tourner
sur un rouge coursier
en une nuit de fête.
Dans l’air poussiéreux
brillaient les lampions,
et la nuit bleue étincelait,
parsemée d’étoiles.
Joies enfantines,
pour un sou seulement,
jolis pégases,
petits chevaux de bois!
(Antonio Machado)
Recueil: Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi de Poésies de la guerre
Traduction: Sylvie Léger et Bernard Sesé
Editions: Gallimard
Ce fut un clair après-midi, triste et songeur
après-midi d’été. Le lierre grimpait
sur le mur du parc, noir et poussiéreux…
La fontaine bruissait.
Ma clé grinça dans la vieille grille;
avec un bruit aigre s’ouvrit la porte
de fer moisi et, en se refermant, frappa
lourdement le silence de l’après-midi mort.
Dans le parc solitaire, la sonore
copia bouillonnante de l’eau chantante
me guida vers la fontaine. La fontaine versait
sur le marbre blanc sa monotonie.
La fontaine chantait : Frère, mon chant présent
te rappelle-t-il un songe lointain?
Ce fut un lent après-midi du lent été.
Je répondis à la fontaine :
Je ne me souviens pas, ma soeur.
mais je sais que ta chanson présente est lointaine.
— C’était ce même après-midi : mon cristal versait
comme aujourd’hui sur le marbre sa monotonie.
Te souviens-tu, frère?… Les myrtes traînants
que tu vois, assombrissaient les claires chansons
que tu écoutes. De la blonde couleur de la flamme
le fruit mûr pendait sur la branche,
comme maintenant. Te souviens-tu, frère?
C’était ce même lent après-midi d’été.
— Je ne sais point ce que me dit ton chant riant
des songes lointains, fontaine ma soeur.
Je sais que ton clair cristal d’allégresse
a connu déjà le fruit vermeil de l’arbre;
je sais que lointaine est mon amertume
qui songe en ce vieil après-midi d’été.
Je sais que tes beaux miroirs chantants
ont reflété d’anciens délires d’amour;
mais conte-moi, fontaine à la langue enchantée,
conte-moi ma joyeuse légende oubliée.
— Je ne sais les légendes d’anciennes allégresses,
mais de vieilles histoires de mélancolie.
Ce fut un clair après-midi du lent été…
Tu venais seul avec ta peine, frère;
tes lèvres se posèrent sur mon onde sereine
et dans le clair après-midi dirent ta peine.
Tes lèvres qui brûlaient dirent ta peine,
elles avaient alors la même soif que maintenant.
— Adieu pour toujours, fontaine sonore,
éternelfe chanteuse du parc endormi.
Adieu pour toujours; ta monotonie,
fontaine, est plus amère que ma peine.
Ma clé grinça dans la vieille grille;
avec un bruit aigre s’ouvrit la porte
de fer moisi et, en se refermant, résonna
lourdement dans le silence de l’après-midi mort.
(Antonio Machado)
Recueil: Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi de Poésies de la guerre
Traduction: Sylvie Léger et Bernard Sesé
Editions: Gallimard
On l’enterra par une horrible après-midi
de juillet, sous un soleil de feu.
A un pas de la tombe ouverte
il y avait des roses aux pétales pourris,
entre des géraniums à l’âcre parfum
et aux fleurs rouges. Le ciel
pur et bleu. Il soufflait
un vent fort et sec.
Suspendu à de grosses cordes,
lourdement, le cercueil fut descendu
au fond de la fosse
par les deux croque-morts…
Quand il se posa, un grand bruit résonna,
solennellement, dans le silence.
Le bruit d’un cercueil sur la terre est quelque chose
de tout à fait sérieux.
Sur le noir cercueil se brisaient
les lourdes mottes poussiéreuses…
Le vent emportait
le souffle blanc de la fosse profonde.
.— Et toi, sans ombre désormais, dors et repose,
longue paix à tes ossements…
Définitivement,
dans un sommeil paisible et véritable.
(Antonio Machado)
Recueil: Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi de Poésies de la guerre
Traduction: Sylvie Léger et Bernard Sesé
Editions: Gallimard
D’un ciel qui n’a jamais pleuré, j’ai fait jaillir des larmes.
D’un arbre qui n’a jamais fleuri, j’ai fait jaillir des fruits.
D’un piano poussiéreux, j’ai fait jaillir des rires.
D’une mer calme et bleue, j’ai fait jaillir des cris.
D’un soleil ardent, j’ai fait jaillir de l’ombre.
D’un rocher de montagne, j’ai fait jaillir des perles.
D’un glacier enneigé, j’ai fait jaillir des flammes.
D’un visage sans sourire, j’ai fait jaillir l’amour.
Poésie Amie, Poésie Chérie, ton antre est mon arme,
Ton refuge d’opale que si souvent je fuis,
Est un peu ma raison, est un peu mon empire,
Poésie Chérie, Poésie Amie, aide-moi, à l’infini.
Poésie Amie, Poésie Chérie, permets qu’enfin je sombre,
Permets qu’enfin au fond de moi le chant du merle
Revive et transforme un peu cette dame
Qu’est mon âme, et qui pleure toujours.
(Patricia Ruiz-Gamboa)
Recueil: Concerto pour une plume
Traduction:
Editions: ARCAM
Il va se produire très bientôt. Le grand événement
qui mettra fin à l’horreur. Qui mettra fin au chagrin.
Mardi prochain, quand le soleil descendra, je jouerai
la Sonate au Clair de Lune à l’envers. Ceci inversera
les effets de la folie du monde plongeant dans la
souffrance depuis 200 millions d’années. Quelle nuit
merveilleuse ce sera ! Quel soupir de soulagement,
de voir les rouges-gorges séniles redevenir écarlates,
et les rossignols à la retraite relever leurs queues
poussiéreuses, pour affirmer la majesté de la création !
***
The Great Event
It’s going to happen very soon. The great
event which will end the horror. Which will
end the sorrow. Next Tuesday, when the sun
goes down, I will play the Moonlight Sonata
backwards. This will reverse the effects of
the world’s mad plunge into suffering, for
the last 200 million years. What a lovely
night that would be. What a sigh of relief, as
the senile robins become bright red again,
and the retired nightingales, pick up their
dusty tails, and assert the majesty of creation!
(Leonard Cohen)
Recueil: Le livre du désir
Traduction: Jean-Dominique Brierre et Jacques Vassal
Editions: Cherche Midi