A en grincer des dents ce spectacle
de gros pourceaux sur les terrasses
et sur les golfs des palaces
remontés à coups d’engrais et de vols,
des chouchous du bon dieu.
Plus dur
à supporter, toi qui n’es personne,
foreur au ciré bon marché,
petit-bourgeois, huissier, assesseur, coursier,
plus triste ton visage jauni.
Foutu
toi qui t’abandonnes à qui te mène
par le bout du nez, dé de vent modéré,
forgeron de tes menottes,
accoucheur de ta mort,
épicier du poison
qui te sera administré.
Sans doute
ils sont nombreux à te promettre
l’abolition du meurtre.
Les meurtriers t’invitent
à partir en guerre contre lui.
Ce n’est pas le crime qui perdra
la partie, mais toi : le crime
ne fait que changer de visage.
Le sang des victimes, lui, reste noir.
(Hans Magnus Enzensberger)
Recueil: Mausolée
Traduction: Maurice Regnaut et Roger Pillaudin
Editions: Gallimard
Qui chevauche si tard dans la nuit et le vent ?
C’est le père, le père avec son enfant.
Il tient le garçon dans ses bras serré
Pour le protéger, pour le réchauffer.
Mon fils, pourquoi donc cacher ton visage ?
– Père, vois-tu pas venir le Roi des Aulnes?
Avec ses cheveux, avec sa couronne ?
Mon fils, ce n’est rien qu’un léger nuage.
Petit enfant, viens, viens donc avec moi !
Que de jolis jeux jouer avec toi !
Et combien de fleurs brillent sur nos bords!
Ma mère, chez elle, a des habits d’or!
— Mon père, mon père, n’entends-tu pas
Ce que me promet, ce que dit le Roi?
Calme-toi mon fils, mon fils sois tranquille
Dans les feuilles mortes c’est le vent qui file.
Ne veux-tu donc pas venir avec moi ?
Mes filles sauront si bien t’accueillir
Elles qui conduisent la ronde des bois
Te feront danser, chanter et dormir.
Mon père, mon père, vois-tu là-bas
Les filles du Roi dans ce lieu sans fleurs?
Mon fils, mon garçon je vois bien cela :
Les saules sont vieux, grise est leur couleur.
Je t’aime, je t’aime, enfant, tu me plais !
Si tu ne veux pas, je te forcerai.
Mon père, mon père, il va m’emporter
Le Roi m’a fait mal, le Roi m’a blessé !
Le père a grand’peur, il chevauche vite
Il tient dans ses bras l’enfant qui gémit.
Il atteint la cour, un dernier effort :
Déjà dans ses bras l’enfant était mort.
***
ERLKÖNIG
Wer reitet so spat durci, Nacht und Wind ?
Es ist der Vater mit seinem Kind;
Er hat den Knaben wohl in dem Arm,
Er faßt ihn Bicher, er halt ihn warm.
Mein Sohn, was birgst du so bang dein Gesicht ?-
Siehst, Vater, du den Erlkönig nicht ?
Den Erlenkönig mit Kron und Schweif ?-
Mein Sohn, es ist ein Nebelstreif.-
»Du liebes Kind, komm, geh mit mir!
Gar schöne Spiele spiel ici, mit dir;
Manch bunte Blumen sind an dem Strand,
Meine Mutter hat manch gulden Gewand.
Mein Vater, mein Vater, und hörest du nicht,
Was Erlenkönig mir leise verspricht ?-
Sei ruhig, bleibe ruhig, mein Kind;
In dürren Blättern säuselt der Wind.-
»Willst, Feiner Knabe, du mit mir gehn ?
Meine Richter sollen dich warten schön ;
Meine Töchter führen den nächtlichen Reihn,
Und wiegen und tanzen und singen dich
Mein Vater, mein Vater, und siehst du nicht dort
Erlkönigs Richter am düstern Ort ?-
Mein Sohn, mein Sohn, ich seh es genau :
Es scheinen die alten Weiden so grau.-
»Ich Liebe dich, mich reizt deine schöne Gestalt;
Und bist du nicht willig, so brauch ich Gewalt. «
Mein Vater, mein Vater, jetzt faßt er mich an!
Erlkönig hat mir ein Leids getan
Dem Vater grausets, er reitet geschwind,
Er halt in Armen das ächzende Kind,
Erreicht den Hof mit Müh und Not;
In seinen Armen das Kind war tot.
(Johann Wolfgang Von Goethe)
Recueil: Elégie de Marienbad
Traduction: Jean Tardieu
Editions: Gallimard
Voici le Soleil
Qui fait tendre la poitrine des vierges
Qui fait sourire sur les bancs verts les vieillards
Qui réveillerait les morts sous une terre maternelle.
J’entends le bruit des canons — est-ce d’Irun?
On fleurit les tombes, on réchauffe le Soldat Inconnu.
Vous mes frères obscurs, personne ne vous nomme.
On promet cinq cent mille de vos enfants à la gloire des
futurs morts, on les remercie d’avance futurs morts
obscurs
Die Schwarze schande !
Écoutez-moi, Tirailleurs sénégalais, dans la solitude de la terre noire et de la mort
Dans votre solitude sans yeux sans oreilles, plus que dans ma peau sombre au fond de la Province
Sans même la chaleur de vos camarades couchés tout contre vous, comme jadis dans la tranchée jadis dans les palabres du village
Écoutez-moi, Tirailleurs à la peau noire, bien que sans oreilles et sans yeux dans votre triple enceinte de nuit.
Nous n’avons pas loué de pleureuses, pas même les larmes de vos femmes anciennes
— Elles ne se rappellent que vos grands coups de colère, préférant l’ardeur des vivants.
Les plaintes des pleureuses trop claires
Trop vite asséchées les joues de vos femmes, comme en saison sèche les torrents du Fouta
Les larmes les plus chaudes trop claires et trop vite bues au coin des lèvres oublieuses.
Nous vous apportons, écoutez-nous, nous qui épelions vos noms dans les mois que vous mouriez
Nous, dans ces jours de peur sans mémoire, vous apportons l’amitié de vos camarades d’âge.
Ah ! puissé-je un jour d’une voix couleur de braise, puissé-je chanter
L’amitié des camarades fervente comme des entrailles et délicate, forte comme des tendons.
Écoutez-nous, Morts étendus dans l’eau au profond des plaines du Nord et de l’Est.
Recevez ce sol rouge, sous le soleil d’été ce sol rougi du sang des blanches hosties
Recevez le salut de vos camarades noirs, Tirailleurs sénégalais
MORTS POUR LA RÉPUBLIQUE !
Tours, 1938.
(Léopold Sédar Senghor)
Recueil: Anthologie Poésie africaine six poètes d Afrique francophone
Traduction:
Editions: Points
Vous en rirez. Mais j’ai toujours trouvé touchants
Ces couples de pioupious qui s’en vont par les champs,
Côte à côte, épluchant l’écorce de baguettes
Qu’ils prirent aux bosquets des prochaines guinguettes.
Je vois le sous-préfet présidant le bureau,
Le paysan qui tire un mauvais numéro,
Les rubans au chapeau, le sac sur les épaules,
Et les adieux naïfs, le soir, auprès des saules,
À celle qui promet de ne pas oublier
En s’essuyant les yeux avec son tablier.
(François Coppée)
Recueil: Promenades et interieurs
Traduction:
Editions:
Ici s’ouvre un monde nouveau
démasqué par la fin du jour
Le temps bascule J’écoute Je retiens mon souffle.
Une réponse dernière
Un pâle éclat
Un secret promis et tenu
Les mots
un essaim d’astres
Une plume une feuille
La nuit s’éclaire au centre
Au centre est la source de toute couleur
Au centre est l’avenir longtemps mûri sous les cendres
Au centre est mon amour pour ce monde
Ma joie mon espérance invincible et trahie.
J’irai mourir dans mon enfer
Je déchirerai les vestiges de la misère
Ce qui murmure hors de moi en moi-même
est comparable au fleuve
qui traverse tout sans se mélanger à rien
(Jean Tardieu)
Recueil: Jean Tardieu Un poète
Traduction:
Editions: Gallimard Jeunesse
Une étoile dans mes mains grandes ouvertes
Un regard une étincelle une joie
Des millions d’années-lumière et une seconde
Comme si le temps était aboli
et que le monde entier se gonflait de silence
L’inconnu s’illuminait d’un seul coup
et cette lueur annonçait l’aurore
Tout était promis et clair et vrai
Un autre jour une autre nuit et l’aube
et que le monde était à portée de mes mains
Ne pas oublier ces angoisses ces vertiges
en écoutant ce qu’annonçait l’étoile
et en retrouvant ce chemin de feu
qui conduisait vers l’avenir et l’espoir
et vers ce que nul ni moi n’attendait plus
Que les nuages lourds comme le destin
s’étalent et menacent comme des monstres
et que l’horizon soit noir comme l’enfer
L’étoile brille pour moi seul
et tout devient lumière et clarté
Étoile qui me guide vers cet univers
où règnent la vérité et l’absolu
(Philippe Soupault)
Recueil: Poèmes et poésies
Traduction:
Editions: Grasset
J’ai deux grands boeufs dans mon étable,
Deux grands boeufs blancs marqués de roux ;
La charrue est en bois d’érable,
L’aiguillon en branche de houx.
C’est par leur soin qu’on voit la plaine
Verte l’hiver, jaune l’été ;
Ils gagnent dans une semaine
Plus d’argent qu’ils n’en ont coûté.
S’il me fallait les vendre,
J’aimerais mieux me pendre ;
J’aime Jeanne ma femme, eh bien ! j’aimerais mieux
La voir mourir, que voir mourir mes boeufs.
Les voyez-vous, les belles bêtes,
Creuser profond et tracer droit,
Bravant la pluie et les tempêtes
Qu’il fasse chaud, qu’il fasse froid.
Lorsque je fais halte pour boire,
Un brouillard sort de leurs naseaux,
Et je vois sur leur corne noire
Se poser les petits oiseaux.
S’il me fallait les vendre,
J’aimerais mieux me pendre ;
J’aime Jeanne ma femme, eh bien ! j’aimerais mieux
La voir mourir, que voir mourir mes boeufs.
Ils sont forts comme un pressoir d’huile,
Ils sont doux comme des moutons ;
Tous les ans, on vient de la ville
Les marchander dans nos cantons,
Pour les mener aux Tuileries,
Au mardi gras devant le roi,
Et puis les vendre aux boucheries ;
Je ne veux pas, ils sont à moi.
S’il me fallait les vendre,
J’aimerais mieux me pendre ;
J’aime Jeanne ma femme, eh bien ! j’aimerais mieux
La voir mourir, que voir mourir mes boeufs.
Quand notre fille sera grande,
Si le fils de notre régent
En mariage la demande,
Je lui promets tout mon argent ;
Mais si pour dot il veut qu’on donne
Les grands boeufs blancs marqués de roux ;
Ma fille, laissons la couronne
Et ramenons les boeufs chez nous.
S’il me fallait les vendre,
J’aimerais mieux me pendre ;
J’aime Jeanne ma femme, eh bien ! j’aimerais mieux
La voir mourir, que voir mourir mes boeufs.
Tu commenças de naître à ton propre destin
Par sa nuit nuptiale, en ta mère adorée,
Étroitesse et touffeur du ventre vénéré
D’où, doré de désir, en ce monde tu vins
Pour aimer la splendeur parfaite de son sein,
Sa tiède plénitude – ô tournesols si tendres,
Soucoupes qui du ciel pour toi semblent descendre
À ta langue portant le nectar le plus fin.
Par le lait maternel tu devins grand et beau.
D’une tête plus haut que ta mère, et plus haut
Que ces filles au bal à ta danse soumises,
Et tu aimes chacune, et te plaît l’éventail
De leur robe attirant l’odeur et le nectar
Des soucoupes du ciel qui te furent promises.
(Many-Leib)
Recueil: Anthologie de la poésie yiddish Le miroir d’un peuple
Traduction:
Editions: Gallimard