Les vieux de chez moi ont des îles dans les yeux
Leurs mains crevassées par les chasses marines
Et les veines éclatées de leurs pupilles bleues
Portent les songes des frêles brigantines
Les vieux de chez moi sont fils de naufrageurs
Leurs crânes pensifs roulent des trésors inouïs
Des voiliers brisés dans les goémons rageurs
Et luisent leurs regards comme des louis
Les vieux de chez moi n’attendent plus rien de la vie
Ils ont jeté les ans, le harpon et la nasse
Mangé la cotriade et siroté l’eau de vie
La mort peut les prendre, noire comme pinasse
Les vieux ne bougeront pas sur le banc fatigué
Observant le port, le jardin, l’hortensia
Ils diront simplement aux Janies, aux Marias
« Adieu, les Belles, c’est le branle-bas »
Ben oui, notre amour était mort
Sous les faux des moissons dernières,
(la javelle fut son suaire…)
Ben oui, notre amour était mort,
Mais voici que je t’aime encor !
Pan pan ! pan pan ! à grands coups sourds
Comme lorsqu’on cloue une bière,
J’ai battu les gerbes sur l’aire ;
Pan pan ! pan pan ! à grands coups sourds
Sur le cercueil de notre amour
Et pan pan ! les fléaux rageurs
Ont écrasé, dessous leur danse,
Le bluet gris des souvenances
(Et pan pan ! les fléaux rageurs !)
Avec le ponceau qu’est mon cœur !
Dedans la tombe des sillons
Quand ce fut le temps des emblaves,
Comme un fossoyeur lent et grave,
Dedans la tombe des sillons
J’ai mis l’amour et la moisson
Des sillons noirs un bluet sort
Tandis qu’une autre moisson bouge ;
Avec un beau ponceau tout rouge,
Des sillons noirs un bluet sort,
Et voici que je t’aime encor !
Que cherche-t-il, l’orage
qui depuis l’aube
grogne sur les collines?
Que cherche-t-il, l’ogre,
qui de sa voix de foudre
tourmente la forêt?
Ce qu’il cherche, rageur,
de ses griffes de foudre,
c’est toi, Marie,
la fillette aux yeux bleus,
la gracieuse, la tourterelle,
la fillette belle à croquer.
(Jean Joubert)
Recueil: Longtemps j’ai courtisé la nuit
Traduction:
Editions: Bruno Doucey
Quand ce sera la nuit
Et toi tout seul dans une limousine
Quelque part sur une route de forêt
Quand ce sera nuit noire
Ô mon poète aie garde d’allumer tes phares
Appuie de toutes tes forces sur le champignon de la beauté
Sans rien savoir
Et sans souci du flot battant ton pare-brise
Enfonce-toi comme un noyé dans la nuit rageuse qui grise
Tu as perdu la direction
Le Nord l’étoile les feux de position
Et tu sens soudain un grand choc
Tu es couché tout près de toi dans la verdure
Tu es comme mille petits trous de serrure
Qui regardent dans ta tête éclatée
Les éléments épars de la beauté
Et qui viendrait te chercher là
Quand tu disposes de toi-même
Secrètement pour un destin
Qui ne peut plus te laisser seul
N’appelle pas
Mais entends ce cortège innombrable de pas.
(René Guy Cadou)
Recueil: Poésie la vie entière
Traduction:
Editions: Seghers
Arrachement: ce mot me fit trembler,
soudain rageur, blessure du silence.
Il est partout: dans l’ombre et la clarté,
à l’aube dans ma bouche comme le goût des rêves.
Partout. Sitôt levé, il rôde, il règne, il va saisir
– arrachement – et le voici contre les seins de l’amoureuse.
Tel un lointain grondement d’orage,
au coeur de l’été, fertile et rageur,
écoutez sourdre la frêle rumeur des mots
et ce qui, dans son sillage, leur fait escorte :
l’informulable et l’informulé,
ce qui est et n’est pas l’ombre portée de la vie.