En vain, le jour adverse évoque ceux qui tombent
Et dont la chute, au loin, dans l’âme nous répond :
En vain, le fleuve nu prépare sous ses ponts
Un départ, sans adieux, d’irrésistibles tombes ;
En vain, pour dévoyer mon effort qui succombe,
La noire Faim suspend de périlleux balcons
Sur les galets battus de rêves inféconds ;
En vain, l’amer chagrin réprimé vire en trombe ;
Demain paraît ! Demain ! jour où, sur plus d’un front,
Tournants et lumineux, mes pas s’affermiront,
Où d’un geste, arrachant des trompettes à l’ombre
Pour déployer mes cris jusqu’au suprême azur,
Comme une horde dense au milieu des décombres,
Je pousserai mes vers sur le monde futur.
La mort viendra et elle aura tes yeux –
cette mort qui est notre compagne
du matin jusqu’au soir, sans sommeil,
sourde, comme un vieux remords
ou un vice absurde. Tes yeux
seront une vaine parole,
un cri réprimé, un silence.
Ainsi les vois-tu le matin
quand sur toi seule tu te penches
au miroir. O chère espérance,
ce jour-là nous saurons nous aussi
que tu es la vie et que tu es le néant.
La mort a pour tous un regard.
La mort viendra et elle aura tes yeux.
Ce sera comme cesser un vice,
comme voir resurgir
au miroir un visage défunt,
comme écouter des lèvres closes.
Nous descendrons dans le gouffre muets.
C’est le concert doux des voix pleureuses,
Vieux chagrins résignés et tendresses
Que l’on méconnut et la tristesse
Des élans réprimés. Effleureuses
Voix sourdes, pleurez comme les ifs
Embrumés qu’échevèle un vent convulsif.
C’est le concert tout en lancinances
Des désirs contraires et la ronde
Des corbeaux et des folles arondes
Par le ciel fleuri d’incohérences:
Rouges pompeux, tristes violets
Dont se mêlent, en accords faux, les reflets.
C’est le concert vraiment sans mesures
Des baisers profonds et des morsures;
Le vibrement nerveux des ciguës
Sous l’archet des bises ambiguës
D’avril où reluit un soleil blond
Que voile une averse blême de grêlons.
C’est surtout l’écart entre le rêve
Et le réel qui, sans nulle trêve,
Par des accents forcenés s’exprime,
Comme une blessure s’envenime,
Puis éclate enfin en gémissant
Et remplit l’horizon noir d’un flot de sang.
Sur la table les fruits brûlent : poires,
oranges, pommes pressentent
l’intime blancheur
des dents, le désir réprimé,
le vin épais des voix anciennes;
la mélancolie brûle en inventant
une autre ville,
un autre pays, d’autres cieux où lancer
les regards et les rires : couche-toi près de moi,
je t’apporte de la mer
la lumière démontée de l’écume,
dans les flancs cette ardeur contenue.
(Eugénio de Andrade)
Recueil: Matière Solaire / Poids de l’Ombre / Blanc sur Blanc
Traduction:Michel Chandeigne, Patrick Quillier, Maria Antonia Câmara Manuel
Editions: Gallimard