Ni s’abriter du jour sous l’arbre des ténèbres,
Ni mordre dans les fruits le doux corps de l’été,
Ni baiser longuement sur leurs lèvres funèbres
Les morts évanouis et las d’avoir été.
Ni pénétrer, transis, au coeur froid des algèbres,
Ni clouer sur le vide un masque illimité,
Ni sous l’oubli massif coucher des os célèbres
Et verser son néant dans un cercueil vanté.
Ni caresser, Amour, ta gorge consentante,
Ni brûler son désir au feu noir de l’attente,
Ni tendre à la douleur un garrot résigné.
Ni lever vers le ciel des mains inexaucées,
Mais porter avec soi dans la nuit sans pensées
L’immense creux d’un coeur où la vie a saigné.
(Marguerite Yourcenar)
Recueil: Les charités d’Alcippe
Traduction:
Editions: Gallimard
Dans l’angle obscur de la chambre, le piano
Songe, attendant des mains pâles de fiancée
De qui les doigts sont sans reproche et sans anneau,
Des mains douces par qui sa douleur soit pansée
Et qui rompent un peu son abandon de veuf,
Car il refrémirait sous des mains élargies
Puisqu’en lui dort encor l’espoir d’un bonheur neuf.
Après tant de silence, après tant d’élégies
Que le deuil de l’ébène enferma si longtemps,
Quelle ivresse si, par un soir doux de printemps,
Quelque vierge attirée à sa mélancolie
Ressuscitait de lui tous les rythmes latents :
Gerbe de lis blessés que son jeu lent délie;
Eau pâle du clavier où son geste amusé
— Rafraîchi comme ayant joué dans une eau claire —
Ferait surgir un blanc cortège apprivoisé,
Cygnes vêtus de clair de lune en scapulaire,
Cygnes de Lohengrin dans l’ivoire nageant
Hélas! le piano reste seul et morose
Et défaille d’ennui par ce soir affligeant
Où dans la chambre meurt une suprême rose.
La nuit tombe; le vent fraîchit; nul n’est venu
Et, résigné parmi cette ombre qui le noie,
Il refoule dans le clavier désormais nu
Les possibilités de musique et de joie !
II a plu tout un jour de grisaille et de brume,
Pareil à mon esprit tranquille et résigné
Qui se trouve chez lui sous le ciel déblayé.
Il a plu tout le jour et les vitres s’allument ;
Il a plu tout le jour et ce n’est pas fini…
Avant l’heure, l’après-midi lente s’achève ;
A tant de souvenirs mon coeur s’est rajeuni.
J’ai beaucoup appris
et tout entendu
je n’ai rien compris
et rien retenu.
J’avais entrepris
j’avais entendu
je m’étais perdu
je m’étais repris
puis j’ai tout perdu.
Quand ils ont compris
que j’étais perdu
ils m’ont attendu
ils m’ont entendu
ils m’ont confondu
puis ils m’ont tout pris
puis ils m’ont pendu.
Puis m’ayant pendu
m’ont donné un prix
un prix de vertu.
C’est le concert doux des voix pleureuses,
Vieux chagrins résignés et tendresses
Que l’on méconnut et la tristesse
Des élans réprimés. Effleureuses
Voix sourdes, pleurez comme les ifs
Embrumés qu’échevèle un vent convulsif.
C’est le concert tout en lancinances
Des désirs contraires et la ronde
Des corbeaux et des folles arondes
Par le ciel fleuri d’incohérences:
Rouges pompeux, tristes violets
Dont se mêlent, en accords faux, les reflets.
C’est le concert vraiment sans mesures
Des baisers profonds et des morsures;
Le vibrement nerveux des ciguës
Sous l’archet des bises ambiguës
D’avril où reluit un soleil blond
Que voile une averse blême de grêlons.
C’est surtout l’écart entre le rêve
Et le réel qui, sans nulle trêve,
Par des accents forcenés s’exprime,
Comme une blessure s’envenime,
Puis éclate enfin en gémissant
Et remplit l’horizon noir d’un flot de sang.
Pourquoi ce front si triste, Egeia, forme de mon âme,
Pourquoi ces larmes dans les yeux de ma bien-chère ?
Le sourire de mon amie est comme un blâme,
Ses yeux sont comme un grand silence sur la mer…
Egeia, Egeia ! C’est l’atroce insomnie
De la Vie, ô ma douce, qui psalmodie en vous
Sa berceuse sans fin, dont la monotonie
N’endort ni les regrets, ni les frayeurs, ni les dégoûts !
Je me penche sur mon mirage en l’eau grise de vos pensées
Et ma tristesse est un vertige de parfums fades,
Et les doux flots lents sont un troupeau bêlant d’agnelles malades,
Là-bas, sur la plage nocturne où nos pas se sont effacés…
Nos âmes sont la mort de la mer sur les sables
Où tremble le vieux clair-de-lune des regrets,
Et les jours que nous regrettons sont misérables,
Et les jours que nous espérons sont des désespérés…
Adieu les mots chanteurs, adieu les nobles attitudes,
Adieu l’amour de la Douleur, adieu le mépris de la Gloire !
— Ecoutons sangloter, dans les lointaines solitudes,
L’eau faible et résignée où défaille le Soir…
Mes regards las, sans voir l’or en fleur des jasmins,
Rêvent de cheveux d’or dont la tendresse étonne,
Et, dédaignant des lys la blancheur monotone,
Pleurent la liliale ardeur des jeunes mains.
Ô toi qui dois venir, viens ! mon cœur te réclame,
Mes yeux, tristes d’amour, attendent tes chers yeux.
Car la terre est si vide, et si vides les cieux !
Et rien n’offre un baiser aux lèvres de mon âme.
Toi que j’aimerai, toi qui me tortureras,
Sans assouvir jamais tes douloureux caprices,
Viens, je t’offre à genoux les mortels sacrifices
Où mon sang résigné coulera dans tes bras.