Grosse et mûre, je la prends dans ma main gauche,
je la caresse de la droite,
mon index effleure presque tous ses plis.
Les noeuds,
où demeure sa tristesse durcie,
me surprennent toujours par leur taille.
De mes ongles, je fais une première incision.
Pas de résistance particulière,
pas de révolte.
En silence
une larme jaune
marque notre consentement
mutuel au pénible processus qui s’ensuit
et annonce le début.
Le reste en découle:
je lui dénude une épaule,
puis l’autre.
Ensuite la taille.
Bientôt entièrement nue
dans une fine chemisette transparente,
elle tremble devant nos yeux.
Vas-y, partage-la, elle a l’air bonne —
en attendant à une distance d’où
tout a l’air bon.
Je retarde mes derniers gestes
car je sais
qu’une fois nue et partagée
il sera difficile de garder
ne fût-ce que la mémoire
de sa beauté intégrale.
(Diana Burazer)
Traduit du croate par Vanda Miksic
Recueil: Voix Vives de méditerranée en méditerranée Anthologie Sète 2019
Traduction:
Editions: Bruno Doucey
Les cris jaune pâle des fous de Bassan
me vieillissent de mille ans
et à chaque résistance
l’ondulation
de chacun de leurs vols
bénit la terre
et bâtit le temple
de la Fascination
C’est ce feu qui rit dans tes yeux et, tant qu’il brûle,
joue froidement, doucement dans mes mains,
rougeoie à travers nos réseaux de résistance,
vire en vagues d’un bleu glacial.
Nous dérivons l’un vers l’autre dans une vague.
Comme l’écume des vagues, nos mains se rencontrent.
Au début, nous ne voulions rien ; à présent,
nous savons tous deux comme cela finit.
Nous dérivons vers quelque chose qui va
nous arriver, nous coûter cher et nous coûter des rêves.
Nous attendons, l’avons su depuis notre rencontre.
Et les mots ne sont ni durs ni tendres.
Nous écoutons. Quelque chose brûle en secret au-dedans.
Comme l’écume des vagues, nos mains se rencontrent.
Nous dérivons vers quelque chose qui va nous arriver :
un feu aussi frais que la mer, tant qu’il brûle.
***
Bestemmelse
Det er den Ild som ler i dine Ojne
og leger koldt og mildt i mine Hænder,
der gloder vores Modstandsnet igennem
og blir til isblaa B&lger, mens den brænder.
Vi driver mod hinanden i en Bolge.
Som Bolgeskummet modes vore Hænder.
Vi vilde ingenting, da det begyndte.
Nu ved vi begge to, hvordan det ender.
Vi driver ud mod noget som vil ske os,
og det skal blive dyrt og koste Dromme.
Vi venter, og har vidst det fra vi moches.
Og Ord er hverken haarde eller omme.
Vi lytter. Og det brænder skjult derinde.
Som Bolgeskummet modes vore Hænder.
Vi driver ud mod noget som vil ske os:
En Ild saa sval som Havet, mens den brænder.
(Morten Nielsen)
Recueil: Guerriers sans armes Krigere uden vaaben
Traduction: Pierre Grouix
Editions: Grèges
Je vois deux boutons de rose
Près d’éclore sur ton sein;
Mon Eglé, permets que j’ose
Les caresser de ma main.
Eh quoi ! ta vigueur s’oppose
A mon amoureux dessein !
Mais ta résistance est vaine !
Tu veux me favoriser !
Je veux, ma belle inhumaine,
Les couvrir d’un long baiser…
Rends-toi, je suis hors d’haleine,
L’amour doit m’autoriser !
Je suis heureux, je les touche.
Oh ! moment tant souhaité !
Je vais y coller ma bouche
En dépit de ta fierté…
Ciel ! une épingle farouche
Trouble mon activité !
De mon mal, tu ris, mutine !
Mais je ne m’en fâche pas…
Même accident, j’imagine,
Serait moins rare ici-bas,
Si la rose sans épine
N’offrait que peu d’appas !
(Anonyme)
Recueil: Poètes du Baiser
Editions: Société des Éditions LOUIS-MICHAUD
JE VAIS CESSER DE PARLER,
je vais poser mes lèvres sur une matière
je ne veux plus parler,
je ne veux vais je ne veux vais je ne veux vais poser mes lèvres
sur un volume surface solide plein de résistance molle
et contact les appliquer longtemps, longtemps
les coller complètement ni suce ni aspiration,
justement appliquer le vide contre le vide
et toucher la surface en face,
je veux vais me coller à la surface en face,
je veux vais me faire glisser jusque sur sa face
je veux vais supprimer l’air entre mes lèvres et l’autre surface,
je vais me coller à la surface
je vais y aller je vais remonter à la surface,
je vais aspirer la bobine d’air entre
et arriverai collée à la surface de l’autre corps (…)
C’était un p’tit café tabac
Qu’avait eu des hauts et des bas
Marie la patronne était chouette
De grands yeux verts, de beaux ch’veux noirs
Ca s’passait près des abattoirs
De la Villette
Sur le zinc à l’heure d’l’apéro
Elle vous troublait de vrai Pernod
D’une main langoureuse et blanche
Son corps était si ravissant
Que tous les clients rêvaient d’s’en
Payer une tranche
Comme elle avait de la vertu
Elle nous disait : « Turlututu
Doucement les gars ! Bas les pattes ! »
Et nous pour pas rester en l’air
On s’en jetait vivement un der-
-rière la cravate
Y avait Eugène un grand costaud
Qu’avait des bras comme des marteaux
Qu’aurait p’têt’ pu, mais la finette
Pensait : »Si j’flanche les autres gars
Lâcheront tous mon café-tabac »
C’était pas bête
Au mur y avait l’portrait d’Jaurès
Qu’était l’épée de Damoclès
Sur les bourgeois et leurs délices
Ils l’ont tué mais Damoclès
A passé l’épée à Thorez
Le beau Maurice
C’était le temps des Partagas
Des Voltigeurs et des Niñas
Son café, j’en pleure quand j’y pense
Le vin, les croissants croustillants
Les propos légers, pétillants
C’était la France
Depuis lors, ça s’est bien gâté
Sont venus des reîtres bottés
Aux figures sans physionomie
C’était peut-être pire que le Blitz
D’avoir chez soi ces gueules de Fritz
Quelle cochonnerie
Alors au p’tit café-tabac
Plus de café ni de tabac,
Plus rien nulle part ni bidoche
Ni pain ni vin, l’horizon noir
Rien que la faim le désespoir
Rien que du Boche
Ces messieurs n’venaient pas beaucoup
Chez la Marie discuter l’coup
Ils ne s’y sentaient pas à l’aise
Eugène a dit : « Ces salopards
Faudrait s’en occuper dare-dare
A la française
Ils l’ont fait. C’était un sale truc
Ca a fini à Ravensbruck
Pas un n’a voulu s’mettre à table
Marie là-bas, elle a maigri
Ses ch’veux noirs sont dev’nus tout gris
Son teint de sable
Délivrée enfin des SS
Elle a r’trouvé son tiroir-caisse
Les gars ? Cinq disparus sans trace
Elle a fait recrépir les murs
Avec un p’tit filet d’azur
Autour des glaces
Eugène est rentré. Un coup d’vieux,
Lui aussi. Elle a dit : « Mon Dieu ! »
Puis il y eut un grand silence
Elle a fait un geste, il a ri :
« Ah non, maintenant c’est fini
La résistance »
Elle pleurait : « Mes cheveux sont gris ! »
Il a fait : « Bah, les miens aussi
Pour moi t’es belle ma p’tite Marie
Quand on s’aime, c’est toujours l’printemps
On les a conduits l’mois suivant
A la Mairie
A la noce il y eut du bonheur
Marie était belle comme une fleur
Tout fut exquis, le vin, la danse
L’amitié. Alors ce soir-là
J’ai r’trouvé au café-tabac
La douce France.
Ce jardin de l’autre côté de la fenêtre, je n’en vois que les murs.
Et ces quelques feuillages où coule la lumière.
Plus haut, c’est encore les feuillages.
Plus haut, c’est le soleil.
Et de toute cette jubilation de l’air que l’on sent au dehors,
de toute cette joie épandue sur le monde,
je ne perçois que des ombres de feuillages qui jouent sur les rideaux blancs.
Cinq rayons de soleil aussi qui déversent patiemment dans la pièce
un parfum blond d’herbes séchées.
Une brise, et les ombres s’animent sur le rideau.
Qu’un nuage couvre, puis découvre le soleil,
et voici que de l’ombre surgit le jaune éclatant de ce vase de mimosas.
Il suffit : cette seule lueur naissante
et me voici inondé d’une joie confuse et étourdissante.
Prisonnier de la caverne, me voici seul en face de l’ombre du monde.
Après-midi de janvier.
Mais le froid reste au fond de l’air.
Partout une pellicule de soleil qui craquerait sous l’ongle
mais qui revêt toutes choses d’un éternel sourire.
Qui suis-je et que puis-je faire
– sinon entrer dans le jeu des feuillages et de la lumière.
Etre ce rayon de soleil où ma cigarette se consume,
cette douceur et cette passion discrète qui respire dans l’air.
Si j’essaie de m’atteindre, c’est tout au fond de cette lumière.
Et si je tente de comprendre
et de savourer cette délicate saveur qui livre le secret du monde,
c’est moi-même que je trouve au fond de l’univers.
Moi-même, c’est-à-dire cette extrême émotion qui me délivre du décor.
Tout à l’heure, d’autres choses et les hommes me reprendront.
Mais laissez-moi découper cette minute dans l’étoffe du temps,
comme d’autres laissent une fleur entre les pages.
Ils y enferment une promenade où l’amour les a effleurés.
Et moi aussi, je me promène, mais c’est un dieu qui me caresse.
La vie est courte et c’est péché que de perdre son temps.
Je perds mon temps pendant tout le jour
et les autres disent que je suis très actif.
Aujourd’hui c’est une halte
et mon coeur s’en va à la rencontre de lui-même.
Si une angoisse encore m’étreint,
c’est de sentir cet impalpable instant glisser entre mes doigts
comme les perles du mercure.
Laissez donc ceux qui veulent se séparer du monde.
Je ne me plains plus puisque je me regarde naître.
Je suis heureux dans ce monde car mon royaume est de ce monde.
Nuage qui passe et instant qui pâlit.
Mort de moi-même à moi-même.
Le livre s’ouvre à une page aimée.
Qu’elle est fade aujourd’hui en présence du livre du monde.
Est-il vrai que j’ai souffert,
n’est-il pas vrai que je souffre
et que cette souffrance me grise
parce qu’elle est ce soleil et ces ombres,
cette chaleur et ce froid que l’on sent très loin,
tout au fond de l’air.
Vais-je me demander si quelque chose meurt
et si les hommes souffrent
puisque tout est écrit dans cette fenêtre
où le ciel déverse sa plénitude.
Je peux dire et je dirai tout à l’heure
que ce qui compte est d’être humain, simple.
Non, ce qui compte est d’être vrai
et alors tout s’y inscrit, l’humanité et la simplicité.
Et quand suis-je plus vrai et plus transparent que lorsque je suis le monde ?
Instant d’adorable silence.
Les hommes se sont tus.
Mais le chant du monde s’élève et moi,
enchaîné au fond de la caverne,
je suis comblé avant d’avoir désiré.
L’éternité est là et moi je l’espérais.
Maintenant je puis parler.
Je ne sais pas ce que je pourrais souhaiter de mieux
que cette continuelle présence de moi-même à moi même.
Ce n’est pas d’être heureux que je souhaite maintenant,
mais seulement d’être conscient.
On se croit retranché du monde,
mais il suffit qu’un olivier se dresse dans la poussière dorée,
il suffit de quelques plages éblouissantes sous le soleil du matin,
pour qu’on sente en soi fondre cette résistance.
Ainsi de moi.
Je prends conscience des possibilités dont je suis responsable.
Chaque minute de vie porte en elle sa valeur de miracle
et son visage d’éternelle jeunesse.
Les nuages sont des créatures d’eau et d’herbe
Qui montent sans violence par les gradins
De la forêt prodigieuse et évitent, souples,
L’excès redoutable de l’espace
Et sa dure résistance imprévisible.
Une joie légère les lance
Comme des jupons, des anémones ou des geysers,
Ils se poursuivent plus hauts que la topaze
Inébranlable du temps.
Les saules au sol les répètent ;
Des cavalcades d’oiseaux délibèrent
Comme de profondes choses solitaires.
(Julio Cortázar)
Recueil: Crépuscule d’automne
Traduction: Silvia Baron Supervielle
Editions: José Corti