JE VOUDRAIS CISELER POUR TOI
(Yo quisiera cincelarte)
Je voudrais ciseler pour toi
une rime
délicate et élégante
telle marguerite d’or,
ou couverte d’irisée
pierrerie,
ou tel joyau d’Orient
ou coupe florentine.
Je voudrais pouvoir te donner
une rime
tel le collier de Zobéide,
fait de perles d’Ormuz,
qui fleurent bon comme les roses
et qui brillent
comme la rosée sur les pétales
de la fleur qui vient d’éclore.
Je voudrais pouvoir te donner
une rime
qui exprimerait l’amertume
de mes peines profondes
dans l’or de la sertissure
des phrases cristallines.
Je voudrais pouvoir te donner
une rime
qui en toi ne provoquerait
ni indifférence ni rire,
mais que tu contemplerais
en ta pâle allégresse,
et qui après l’avoir lue
te laisserait pensive.
Ô boeuf qui soufflait de la vapeur quand un jour je le vis,
tout enfant, sous le soleil du Nicaragua aux ors éclatants,
dans la féconde hacienda, pleine de l’harmonie
du tropique ; ô colombe des bosquets résonnants
au bruit du vent, des haches, des oiseaux et des fringants
taureaux, je vous salue, car vous êtes ma propre vie.
Lourd boeuf, tu évoques la douce matinée
qui appelait à la traite de la vache laitière,
quand mon existence était toute blanche et rosée,
et toi, roucoulante colombe des hautes terres,
tu incarnes dans mon printemps éloigné
tout ce que recèle la divinité printanière.
(Rubén Darío)
Recueil: Chants de vie et d’espérance
Traduction: Lionel Igersheim
Editions: Sillage
Aimer, aimer, aimer, aimer toujours, de tout
son être, avec la terre et avec l’horizon
dans l’éclat du soleil ou l’obscurité de la boue :
aimer pour toute science et pour toute aspiration.
Et quand la montagne de l’existence
nous est longue, haute, difficile et pleine d’abîmes,
aimer l’immensité que l’amour porte à incandescence
et brûler dans l’incendie de nos propres poitrines !
(Rubén Darío)
Recueil: Chants de vie et d’espérance
Traduction: Lionel Igersheim
Editions: Sillage
Sur la plage, j’ai trouvé un coquillage entièrement
fait d’or et incrusté des perles les plus fines ;
Europe l’a touché de ses deux mains divines
quand sur le taureau céleste elle traversa l’océan.
J’ai porté à mes lèvres le coquillage sonore
et j’ai recueilli l’écho des trompettes marines,
je l’ai approché de mes oreilles et les ondines
m’ont raconté, à voix basse, le secret de leur trésor.
Ainsi m’arrive le sel des amères risées
que le navire Argos sentit dans ses voiles gonflées
quand les astres admirèrent le rêve de Jason ;
et j’entends une rumeur de vague, un étrange accent,
une profonde houle et un mystérieux vent…
(Le coquillage avait d’un coeur la façon.)
(Rubén Darío)
Recueil: Chants de vie et d’espérance
Traduction: Lionel Igersheim
Editions: Sillage
Bienheureux l’arbre qui est à peine sensitif,
plus encore la pierre dure, rien ne touche celle-là
car il n’y a pas de douleur plus grande que d’être vif
et l’existence consciente est le pire des tracas.
Être, et ne rien savoir, être sans but certain,
et la peur d’avoir été et la terreur qu’un jour…
L’effroi infaillible d’être mort demain,
et souffrir pour la vie, pour l’ombre et pour
ce que nous ne connaissons pas et soupçonnons à peine,
et la chair qui tente avec ses frais raisins,
et la tombe en attente avec ses chrysanthèmes,
et ne pas savoir son destin,
et ignorer d’où l’on vient… !
(Rubén Darío)
Recueil: Chants de vie et d’espérance
Traduction: Lionel Igersheim
Editions: Sillage
Chair, céleste chair de la femme ! Kaolin,
dit Hugo — ambroisie plutôt, ô miracle divin !
on supporte la vie,
si courte et si dure,
seulement pour ceci :
un frôlement, un baiser ou même une morsure
sur ce biblique pain
pour lequel notre sang se fait vin !
En elle est la lyre,
quelle est la rose,
en elle la science harmonieuse repose,
en elle on respire
le parfum vital de toute chose.
(Rubén Darío)
Recueil: Chants de vie et d’espérance
Traduction: Lionel Igersheim
Editions: Sillage
Pareil à l’aile du papillon est
notre bras qui met notre pensée en vers.
Notre enfance vaut bien l’oeillet,
notre regard l’éclair,
et le rythme qui dans notre poitrine
anime nos passions
est le rythme des ondes sur la mer,
de la chute d’un pâle flocon
ou celui du refrain
du rossignol enchanteur,
qui dure tant que dure le parfum
de sa cousine la fleur.
Ô misère de toute lutte pour l’éphémère !
-Âme qui s’annonce simplement et voit claire-
ment, face-à-face, la grâce pure de la lumière,
comme le bouton de rose, comme la coccinelle,
cette âme est celle qui vole dans l’infini du ciel.
l’âme ayant oublié l’admiration, souffrant
dans l’amère mélancolie aux sulfureux relents
d’envier méchamment et durement, vit claustrée
en un obscur terrier. Elle est infirme, estropiée.
Ô misère de toute lutte pour l’éphémère !
(Rubén Darío)
Recueil: Chants de vie et d’espérance
Traduction: Lionel Igersheim
Editions: Sillage
Le cygne paraît de neige dans la nuit,
et son bec est d’ambre quand l’aube reluit ;
le crépuscule suave qui bientôt se perd
rosit les ailes candides de sa lumière.
Et puis, sur les ondes du lac azuré,
après que l’aurore perdit sa teinte vermeille,
les ailes tendues et le col recourbé,
le cygne est d’argent, baigné de soleil.
Tel est-il, quand il lustre ses plumes de soie,
olympique oiseau que l’amour a meurtri,
et dans les flots sonores, viole Léda,
un bec recherchant les lèvres cramoisies.
La belle soupire, dévêtue et vaincue,
et pendant que ses plaintes s’envolent au vent,
des vertes profondeurs d’un feuillage dru
étincellent les yeux troubles de Pan.
(Rubén Darío)
Recueil: Chants de vie et d’espérance
Traduction: Lionel Igersheim
Editions: Sillage