Je me rappelle fort bien une autre jeune fille
[…]
Mais il me paraît si invraisemblable
que j’aie pu être cette petite Resi
et que je serai un jour une vieille femme.
[…]
Comment ces choses-là arrivent-elles ?
Comment le bon Dieu peut-Il faire cela ?
Alors que moi, je reste toujours la même.
Et s’il faut qu’il agisse ainsi, pourquoi me laisse-t-Il le voir en spectatrice,
avec une aussi nette perception ? Pourquoi ne me le cache-t-Il pas ?
Tout cela est mystérieux, si profondément mystérieux
[…]
Je suis d’une humeur où je ressens très fortement
la fragilité de toutes les choses de ce monde.
Je sens jusqu’au fond du coeur, que l’on ne doit rien garder,
que l’on ne peut rien saisir, que tout nous coule entre les doigts,
que tout ce que nous cherchons à prendre se dissout,
que tout s’évanouit comme une vapeur ou un rêve.
[…]
Le temps, c’est une chose étrange.
Tant qu’on se laisse vivre, il ne signifie absolument rien du tout.
Et puis, brusquement,
on n’est plus conscient de rien d’autre.
Il est tout autour de nous. Il est même en nous.
Il ruisselle sur nos visages, il ruisselle sur le miroir,
il coule entre mes tempes.
Et, entre toi et moi,
il coule encore, sans bruit, comme un sablier.
Oh, Quinquin ! Parfois, je l’entends qui coule— irrémédiablement.
Parfois, je me lève, au milieu de la nuit
et j’arrête toutes les pendules, toutes.
(Hugo von Hofmannsthal)
Recueil: Le chevalier à la rose
Traduction:
Editions:
Ô toi, si loin de mes regards,
c’est à Dieu que je te confie.
Tu m’as brûlé l’âme, pourtant
moi, je t’aime plus que ma vie.
Tant que je ne tirerai pas
le pan de mon linceul sous terre,
Ne crois pas que j’ôte ma main
du pan de ta robe légère.
Laisse-moi voir l’arcade sainte
de tes sourcils : au petit jour,
J’étendrai les bras pour prier
et les mettre autour de ton cou.
Même si je dois m’adresser
à l’ange déchu de Babel,
Je ferai cent tours de magie
pour te ramener, ô ma belle !
Je voudrais mourir avant toi,
ô mon médecin infidèle !
Vas donc ausculter ton patient :
je suis dans une attente telle !
J’ai fait ruisseler de mes yeux
sur mon sein cent ruisseaux de larmes,
pour arroser les grains d’amour
que je sèmerai dans ton coeur.
Le Bien-Aimé versa mon sang,
me sauvant des peines de coeur :
Voici ton clin d’oeil assassin
qui me transperce comme une arme.
Mais je pleure, et mon seul désir,
au sein de ce torrent de larmes,
C’est de pouvoir semer en toi
la seule graine de l’amour.
Sois généreux ! Reçois-moi donc,
pour que, dans l’ardeur de mon âme,
Mes larmes tombent à tes pieds,
comme des perles, tour à tour.
Vin, amour et libertinage,
Hâfez. ne sont pas ton partage ; –
Et pourtant. c’est ce que tu fais.
Tant pis pour toi, c’est bien dommage
***
(Hâfez Shirâzi)(Hafiz)
Recueil: L’amour, l’amant, l’aimé
Traduction: Vincent-Masour Monteil
Editions: Actes Sud
Démon Vital, toi qui dans ma jeunesse
Tenais bandés mes tendons résolus,
Précipitant vers amour et prouesse
Tout mon squelette aujourd’hui si perclus, —
De mes fols sens, de mon coeur chimérique
Combien de fois forças-tu les transports!
Combien de fois à travers tout mon corps
Ai-je senti ton fluide électrique,
Démon Vital!
Ô si longtemps dans ma boîte à cervelle
Toi qui soutins les pensers chevelus,
Et de ma jambe et de mon rein fidèle
Les bonds musclés et les combats râblus,
Tant que ton flot ruissela dans ma tête,
Tant que ton feu délia mes ressorts,
Beauté n’était ni palmes ni trésors
Dont mon ardeur n’entreprit la conquête,
Démon Vital!
Démon Vital, maintenant tu me quittes;
Dans mes vieux nerfs tes généreux influx
Ont espacé, puis cessé leurs visites,
Tes chauds courants ne me fréquentent plus.
A quel ennui ta retraite me livre!
De l’ancien souffle â peine un reste encor,
Oiseau blessé, volète dans mon for,
Et je me meurs de ne plus vouloir vivre,
Démon Vital.
(André Berry)
Recueil: Poèmes involontaires suivi du Petit Ecclésiaste
Traduction:
Editions: René Julliard
I
L’aurore s’allume ;
L’ombre épaisse fuit ;
Le rêve et la brume
Vont où va la nuit ;
Paupières et roses
S’ouvrent demi-closes ;
Du réveil des choses
On entend le bruit.
Tout chante et murmure,
Tout parle à la fois,
Fumée et verdure,
Les nids et les toits ;
Le vent parle aux chênes,
L’eau parle aux fontaines ;
Toutes les haleines
Deviennent des voix !
Tout reprend son âme,
L’enfant son hochet,
Le foyer sa flamme,
Le luth son archet ;
Folie ou démence,
Dans le monde immense,
Chacun. recommence
Ce qu’il ébauchait.
Qu’on pense ou qu’on aime,
Sans cesse agité,
Vers un but suprême,
Tout vole emporté ;
L’esquif cherche un môle,
L’abeille un vieux saule,
La boussole un pôle,
Moi la vérité !
II
Vérité profonde !
Granit éprouvé
Qu’au fond de toute onde
Mon ancre a trouvé !
De ce monde sombre,
Où passent dans l’ombre
Des songes sans nombre,
Plafond et pavé !
Vérité, beau fleuve
Que rien ne tarit !
Source où tout s’abreuve,
Tige où tout fleurit !
Lampe que Dieu pose
Près de toute cause !
Clarté que la chose
Envoie à l’esprit !
Arbre à rude écorce,
Chêne au vaste front,
Que selon sa force
L’homme ploie ou rompt,
D’où l’ombre s’épanche ;
Où chacun se penche,
L’un sur une branche,
L’autre sur le tronc !
Mont d’où tout ruisselle !
Gouffre où tout s’en va !
Sublime étincelle
Que fait Jéhova !
Rayon qu’on blasphème !
Oeil calme et suprême
Qu’au front de Dieu même
L’homme un jour creva !
III
Ô Terre ! ô merveilles
Dont l’éclat joyeux
Emplit nos oreilles,
Eblouit nos yeux !
Bords où meurt la vague,
Bois qu’un souffle élague,
De l’horizon vague
Plis mystérieux !
Azur dont se voile
L’eau du gouffre amer,
Quand, laissant ma voile
Fuir au gré de l’air,
Penché sur la lame,
J’écoute avec l’âme
Cet épithalame
Que chante la mer !
Azur non moins tendre
Du ciel qui sourit
Quand, tâchant d’entendre
Je cherche, ô nature,
Ce que dit l’esprit,
La parole obscure
Que le vent murmure,
Que l’étoile écrit !
Création pure !
Etre universel !
Océan, ceinture
De tout sous le ciel !
Astres que fait naître
Le souffle du maître,
Fleurs où Dieu peut-être
Cueille quelque miel !
Ô champs ! ô feuillages !
Monde fraternel !
Clocher des villages
Humble et solennel !
Mont qui portes l’aire !
Aube fraîche et claire,
Sourire éphémère
De l’astre éternel !
N’êtes-vous qu’un livre,
Sans fin ni milieu,
Où chacun pour vivre
Cherche à lire un peu !
Phrase si profonde
Qu’en vain on la sonde !
L’oeil y voit un monde,
L’âme y trouve un Dieu !
Beau livre qu’achèvent
Les coeurs ingénus ;
Où les penseurs rêvent
Des sens inconnus ;
Où ceux que Dieu charge
D’un front vaste et large
Ecrivent en marge :
Nous sommes venus !
Saint livre où la voile
Qui flotte en tous lieux,
Saint livre où l’étoile
Qui rayonne aux yeux,
Ne trace, ô mystère !
Qu’un nom solitaire,
Qu’un nom sur la terre,
Qu’un nom dans les cieux !
Livre salutaire
Où le cour s’emplit !
Où tout sage austère
Travaille et pâlit !
Dont le sens rebelle
Parfois se révèle !
Pythagore épèle
Et Moïse lit !
(Victor Hugo)
Recueil: Les rayons et les ombres
Traduction:
Editions: Bayard Jeunesse
Un pauvre homme passait dans le givre et le vent.
Je cognai sur ma vitre ; il s’arrêta devant
Ma porte, que j’ouvris d’une façon civile.
Les ânes revenaient du marché de la ville,
Portant les paysans accroupis sur leurs bâts.
C’était le vieux qui vit dans une niche au bas
De la montée, et rêve, attendant, solitaire,
Un rayon du ciel triste, un liard de la terre,
Tendant les mains pour l’homme et les joignant pour Dieu.
je lui criai : « Venez vous réchauffer un peu.
Comment vous nommez-vous ? » Il me dit : « Je me nomme
Le pauvre. » Je lui pris la main : « Entrez, brave homme. »
Et je lui fis donner une jatte de lait.
Le vieillard grelottait de froid ; il me parlait,
Et je lui répondais, pensif et sans l’entendre.
« Vos habits sont mouillés », dis-je, « il faut les étendre ,
Devant la cheminée. » Il s’approcha du feu.
Son manteau, tout mangé des vers, et jadis bleu,
Etalé largement sur la chaude fournaise,
Piqué de mille trous par la lueur de braise,
Couvrait l’âtre, et semblait un ciel noir étoilé.
Et, pendant qu’il séchait ce haillon désolé
D’où ruisselait la pluie et l’eau des fondrières,
Je songeais que cet homme était plein de prières,
Et je regardais, sourd à ce que nous disions,
Sa bure où je voyais des constellations.
(Victor Hugo)
Recueil: Les rayons et les ombres
Traduction:
Editions: Bayard Jeunesse
Un méandre de rivière
Sous un manteau d’ombre
Me renvoie l’image
Des amours perdues
Je m’exile dans ma propre ville
Sous la moisissure du ciel
J’entends de nouveau les musiques colorées
A chaque carrefour
Ou dans un parc troublé
Par un sentiment d’inquiétude
Hanté par des sculptures vivantes
Sous un ciel endommagé
Par l’insolence du soleil
La rue retentit
Et la rivière se blottit
Dans cette ville
A l’horizon la colline opulente
De l’Hautil domine la Seine
Dans la paix des brouillards
Ses pentes ruissellent de verdure
Et un loin de limpidité
Tremble sur un coteau de vigne bleue