J’ai su comment les visages se défont,
Comment on voit la teneur sous les paupières,
Comment des pages d’écriture au poinçon
Font ressortir sur les joues la douleur,
Comment les boucles noires ou cendrées
Ressemblent soudain à du métal blanc.
Le sourire s’éteint sur les lèvres dociles
Et la peur tremble dans un petit rire sec.
Si je prie, ce n’est pas pour moi seule,
Mais pour tous ceux qui ont avec moi attendu
Dans le froid féroce, ou sous la canicule,
Au pied du mur rouge, du mur aveugle.
(Anna Akhmatova)
Recueil: Quelqu’un plus tard se souviendra de nous
Traduction: Jean-Louis Backès
Editions: Gallimard
Sans que je puisse m’en défaire
Le temps met ses jambes à mon cou
Le temps qui part en marche arrière me fait sauter sur ses genoux
Mes parents, l’été, les vacances, mes frères et sœurs faisant les fous
J’ai dans la bouche l’innocence des confitures du mois d’août
Nul ne guérit de son enfance, de son enfance
Nul ne guérit de son enfance, de son enfance
Les napperons et les ombrelles qu’on ouvrait à l’heure du thé
Pour rafraichir les demoiselles roses dans leurs robes d’été
Et moi le nez dans leurs dentelles, je respirais à contre-jour
Dans le parfum des mirabelles, l’odeur troublante de l’amour
Nul ne guérit de son enfance, de son enfance
Nul ne guérit de son enfance, de son enfance
Le vent violent de l’histoire allait disperser à vau-l’eau
Notre jeunesse dérisoire, changer nos rires en sanglots
Amour orange amour amer, l’image d’un père évanoui
Qui disparut avec la guerre, renaît d’une force inouie
Nul ne guérit de son enfance, de son enfance
Nul ne guérit de son enfance, de son enfance
Celui qui vient à disparaître, pourquoi l’a-t-on quitté des yeux ?
On fait un signe à la fenêtre sans savoir que c’est un adieu
Chacun de nous a son histoire et dans notre cœur à l’affût
Le va-et-vient de la mémoire ouvre et déchire ce qu’il fût
Nul ne guérit de son enfance, de son enfance
Nul ne guérit de son enfance, de son enfance
Belle cruelle et tendre enfance, aujourd’hui c’est à tes genoux
Que j’en retrouve l’innocence au fil du temps qui se dénoue
Ouvre tes bras, ouvre ton âme, que j’en savoure en toi le goût
Mon amour frais, mon amour femme
Le bonheur d’être et le temps doux
Pour me guérir de mon enfance, de mon enfance
Pour me guérir de mon enfance, de mon enfance.
(Jean Ferrat)
Recueil: Des chansons pour le dire Une anthologie de la chanson qui trouble et qui dérange (Baptiste Vignol)
Editions: La Mascara TOURNON
Nous ne faisons que partager un lent désastre.
Je me vois mourir en toi, en d’autres, en tout
et pourtant je bâille et je suis distraite
comme à un spectacle ennuyeux.
Les jours se défissent,
les nuits se consument avant qu’on s’en rende compte :
ainsi finissons-nous.
Rien. Il n’y a rien
entre lever et fermer les paupières.
Mais si quelqu’un vient à naître (son annonce,
la possibilité de son imminence,
son poids de syllabes dans l’air)
il bouleverse ce qui existe,
il est plus fort que le réel
et déloge les vivants dans leur corps.
(Rosario Castellanos)
Recueil: Poésie du Mexique
Traduction: Jean-Clarence Lambert
Editions: Actes Sud
Les morts
Manipulés
Tassés sur eux-mêmes
Aspirés du dedans
Les morts qui tombent et se défont
Sous nos yeux
Dans ce silence qui injurie
Aux choses innocentes
Les morts visibles
Se taisent
Leur poids nous nie
Et nous exclut leur pesanteur
De cire
Tels nous serons
Nonobstant la lumière
(Jean-Marie Barnaud)
Recueil: Sous l’imperturbable clarté Choix de poèmes 1983-2014
Traduction:
Editions: Gallimard
Ni ici ni maintenant. Vaine promesse
D’autre chaleur et nouvelle découverte
Elle se défait sous l’heure où la nuit tombe.
Des lumières brillent dans le ciel ? Elles ont toujours brillé.
De cette vieille illusion nous nous désabusons :
C’est le jour de Noël. Rien ne se passe.
***
Natal
Nem aqui, nem agora. Vã promessa
Doutro calor e nova descoberta
Se desfaz sob a hora que anoitece.
Brilham Jumes no céu? Sempre brilharam.
Dessa velha iluso desenganemos:
É dia de Natal. Nada acontece.
(José Saramago)
Recueil: Les poèmes possibles
Traduction: Nicole Siganos
Editions: Jacques Brémond
Il n’y a pas de porte mystérieuse
Par où passer de la nature à l’homme
Il n’y a pas d’arbres où battent les feuilles
Sans évoquer un coeur qui se compose