L’ombre essaie de ressembler
à celui qu’elle accompagne,
mais c’est toujours à refaire,
toujours à recommencer.
Métier d’ombre, métier d’ombre,
c’est un vrai métier de chien,
on s’échine, se déchire,
se fatigue, se détruit.
Métier d’ombre, route d’ombre,
la vie est dure à gagner.
Si contente était mon ombre
de marcher au bord de mer.
Mais quand je plonge dans l’eau
elle est perdue aussitôt,
elle se débat et pleure
comme un enfant égaré.
Reviens, reviens sur le sable,
me crie mon ombre fidèle,
reviens vite à mes côtés,
ne me laisse jamais seule.
Elle est plus faible que moi,
elle se perd en chemin,
elle s’accroche aux buissons
perdant ses flocons de laine,
et s’écorche les genoux,
et se noie dans les ruisseaux
grelottant le soir venu,
redoutant les nuages gris.
Métier d’ombre, chemin d’ombre,
mon ombre est bien fatiguée.
(Claude Roy)
Recueil: Claude Roy un poète
Traduction:
Editions: Gallimard Jeunesse
L’amour ne devrait pas être surveillé
mais quelquefois il dévaste ce qu’il aime,
ravage ce qu’il n’aime pas
ou se détruit lui-même.
L’amour a toujours été un danger pour l’homme,
peut-être aussi pour les dieux.
L’amour a besoin de surveillance.
Même la fleur a besoin de surveillance.
Et seule l’inébranlable solitude
qui s’enracine en nous comme une dure vigie
peut nous sauver de ces furies
tandis qu’elle veille sur ses abîmes.
D’ailleurs cet oeil de solitude concentrée
n’est-il pas aussi une autre sorte d’amour,
sa manière la plus réservée et juste ?
***
El ojo de la soledad
vigila al amor.
El amor no debería ser vigilado,
pero a veces devasta lo que ama,
asuela lo que no ama
o se destruye a sí mismo.
El amor siempre ha sido un peligro para el hombre,
quizá también para los dioses.
El amor necesita vigilancia.
Hasta la flor necesita vigilancia.
Y sólo la soledad inquebrantable
que se afinca en nosotros como un duro vigía
puede salvarnos de esas furias
mientras custodia sus abismos.
Además ese ojo de concentrada soledad
¿no es también otra especie de amor,
su forma mas recatada y cierta?
On dort, les uns contre les autres
On vit, les uns avec les autres
On se caresse, on se cajole
On se comprend, on se console
Mais au bout du compte
On se rend compte
Qu’on est toujours tout seul au monde
On danse, les uns avec les autres
On court, les uns après les autres
On se déteste, on se déchire
On se détruit, on se désire
Mais au bout du compte
On se rend compte
Qu’on est toujours tout seul au monde
On dort, les uns contre les autres
On vit, les uns avec les autres
On se caresse, on se cajole
On se comprend, on se console
Mais au bout du compte
On se rend compte
Qu’on est toujours tout seul au monde
Mais au bout du compte
On se rend compte
Qu’on est toujours tout seul au monde
Toujours tout seul au monde
Le poème donne et reçoit de sa multitude
l’entière démarche du poète s’expatriant de son huis clos.
Derrière cette persienne de sang brûle le cri d’une force
qui se détruira elle seule parce qu’elle a horreur de la force,
sa soeur subjective et stérile.
J’ai traversé le Rien
Aux jours de mon enfance
Déchiffrant la mort
En nos corps d’argile
Et de brièveté
J’ai récusé l’orgueil
Disloqué les triomphes
Dévoilé notre escale
Et sa précarité
Cependant j’y ai cru
A nos petites existences
A ses saveurs d’orage
Aux foudres du bonheur
A ses éveils ses percées
Ses troubles ou ses silences
A ses fougues du présent
A ses forces d’espérance
Au contenu des heures
J’y ai cru tellement cru
Aux couleurs éphémères
Aux bienfaits de l’aube
Aux largesses des nuits
Oubliant que plus loin
Vers les courbures du temps
L’explosion fugace
Ne laissera aucune trace
De nos vies consumées
Et qu’un jour notre Planète
A bout de souffle
Se détruirait
Il n’est de souvenir douloureux que des morts.
Or ceux-ci se détruisent vite,
et il ne reste plus autour de leurs tombes mêmes
que la beauté de la nature,
le silence, la pureté de l’air.
Quand l’homme sera fier d’être non
seulement le lieu où s’élaborent les idées
et les sentiments, mais aussi bien le lieu
où ils se détruisent et se confondent, il
sera près alors d’être sauvé… Les poètes
sont les ambassadeurs du monde muet.
Comme tels, ils balbutient, ils murmurent,
ils s’enfoncent dans la nuit du Logos –
jusqu’à ce qu’enfin ils se retrouvent au
niveau des racines, où se confondent les
choses et les formulations.