(Recueil Jours pétrifiés)
Jour nuit soleil et arbres
Certains mots sont tellement élimés, distendus, que ‘l’on peut voir le jour au travers.
Immenses lieux communs, légers comme des nappes de brouillard – par cela même difficile à manœuvrer.
Mais ces hautes figures vidées, termes interchangeables, déjà près de passer dans le camp des signes algébriques,
ne prenant un sens que par leur place et leur fonction, semblent propres à des combinaisons précises
chaque fois que l’esprit touche au mystère de l’apparition et de l’évanouissement des objets.
I
Est-ce pour moi ce jour ces tremblantes prairies
ce soleil dans les yeux ce gravier encore chaud
ces volets agités par le vent, cette pluie
sur les feuilles, ce mur sans drame, cet oiseau ?
II
L’esprit porté vers le bruit de la mer
que je ne peux entendre
ou bien vers cet espace interdit aux étoiles
dont je garde le souvenir
je rencontre la voix la chaleur
l’odeur des arbres surprenants
j’embrasse un corps mystérieux
je serre les mains des amis
III
De quelle vie et de quel monde ont-ils parlé ?
– De jours pleins de soleil où nous nous avançons,
d’espace qui résiste à peine à nos mains et de nuits
que n’épaissira plus l’obscurité légère.
IV
Entre les murs un visage survint
qui se donnait le devoir de sourire
et m’entraîna vers une autre fenêtre
d’où le nuage à ce moment sortait.
Tout était lourd d’un orage secret
un homme en bleu sur le seuil s’avançait
le tonnerre éclata dans ma poitrine
un chien les oreilles basses
rentrait à reculons.
V
Mémoire
Et l’ombre encor tournait autour des arbres
et le soleil perdait ses larges feuilles
et l’étendue le temps engloutissait
et j’étais là je regardais.
VI
Je dissipe un bien que j’ignore
je me repais d’un inconnu
je ne sais pas quel est ce jour ni comment faire
pour être admis.
VII
Comme alors le soleil (il était dans la nuit
il roule il apparaît avec silence
avec amour, gardant pour lui l’horreur)
ainsi viendront les jours du tonnerre enchaîné
ainsi les monstres souriants ainsi les arbres
les bras ouverts, ainsi les derniers criminels
ainsi
la joie.
VIII
Quand la nuit de mon coeur descendra dans mes mains
et de mes mains dans l’eau qui baigne toutes choses
ayant plongé je remonterai nu
dans toutes les images :
un mot pour chaque feuille un geste pour chaque ombre
« c’est moi je vous entends c’est moi qui vous connais
et c’est moi qui vous change. »
IX
Je n’attends pas un dieu plus pur que le jour même
il monte je le vois ma vie est dans ses mains :
la terre qui s’étend sous les arbres que j’aime
prolonge dans le ciel les fleuves les chemins…
Je pars j’ai cent mille ans pour cet heureux voyage.
X
Epitaphe
Pour briser le lien du jour et des saisons
pour savoir quelle était cette voix inconnue
sur le pont du soleil à l’écart de ma vie
je me suis arrêté.
Et les fleuves ont fui, l’ombre s’est reconnue
espace les yeux blancs j’écoute et parle encore
je me souviens de tout même d’avoir été.
(Jean Tardieu)
Recueil: Jean Tardieu Un poète
Traduction:
Editions: Gallimard Jeunesse
Couplet 1 :
Debout ! les damnés de la terre !
Debout ! les forçats de la faim !
La raison tonne en son cratère,
C’est l’éruption de la fin.
Du passé faisons table rase,
Foule esclave, debout ! debout !
Le monde va changer de base :
Nous ne sommes rien, soyons tout !
Refrain : (2 fois sur deux airs différents)
C’est la lutte finale
Groupons-nous, et demain,
L’Internationale,
Sera le genre humain.
Couplet 2 :
Il n’est pas de sauveurs suprêmes,
Ni Dieu, ni César, ni tribun,
Producteurs sauvons-nous nous-mêmes !
Décrétons le salut commun !
Pour que le voleur rende gorge,
Pour tirer l’esprit du cachot,
Soufflons nous-mêmes notre forge,
Battons le fer quand il est chaud !
Refrain
Couplet 3 :
L’État opprime et la loi triche,
L’impôt saigne le malheureux ;
Nul devoir ne s’impose au riche,
Le droit du pauvre est un mot creux.
C’est assez languir en tutelle,
L’égalité veut d’autres lois :
« Pas de droits sans devoirs, dit-elle,
Égaux, pas de devoirs sans droits ! »
Refrain
Couplet 4 :
Hideux dans leur apothéose,
Les rois de la mine et du rail,
Ont-ils jamais fait autre chose,
Que dévaliser le travail ?
Dans les coffres-forts de la bande,
Ce qu’il a créé s’est fondu.
En décrétant qu’on le lui rende,
Le peuple ne veut que son dû.
Refrain
Couplet 5 :
Les Rois nous saoûlaient de fumées,
Paix entre nous, guerre aux tyrans !
Appliquons la grève aux armées,
Crosse en l’air et rompons les rangs !
S’ils s’obstinent, ces cannibales,
À faire de nous des héros,
Ils sauront bientôt que nos balles
Sont pour nos propres généraux.
Refrain
Couplet 6 :
Ouvriers, Paysans, nous sommes
Le grand parti des travailleurs ;
La terre n’appartient qu’aux hommes,
L’oisif ira loger ailleurs.
Combien de nos chairs se repaissent !
Mais si les corbeaux, les vautours,
Un de ces matins disparaissent,
Le soleil brillera toujours !
Éternellement elle chuchote autour
Des rivages désolés et de sa houle puissante
Gorge deux fois dix mille cavernes, jusqu’au moment
où le charme
D’Hécate les abandonne à leurs antiques rumeurs
indistinctes.
Souvent vous la trouverez d’humeur si douce
Que c’est à peine si le plus minuscule coquillage
Quitte pendant des jours la place où jadis il échoua,
Quand les vents du ciel la dernière fois se déchaînèrent.
O vous dont les prunelles sont irritées et lasses
Faites-les se repaître de l’immensité de la mer;
O vous dont les oreilles sont assourdies d’un affreux
tintamarre,
Ou nourries à l’excès de quelque écoeurante mélodie,
Asseyez-vous où bée une antique caverne, et rêvez
Jusqu’au brusque réveil où vous croirez entendre
le choeur des nymphes de la mer.
***
On the sea
It keeps eternal whisperings around
Desolate shores, and with its mighty swell
Gluts twice ten thousand caverns; till the spell
Of Hecate leaves them their old shadowy sound.
Often ’tis in such gentle temper found,
That scarcely will the very smallest shell
Be mov’d for days from where it sometime fell,
When last the winds of heaven were unbound.
Oh ye who have your eyeballs vexed and tir’d,
Feast them upon the wideness of the sea;
Oh ye whose ears are dinn’d with uproar rude,
Or fed too much with cloying melody,
— Sit ye near some old cavern’s mouth, and brood
Until ye start, as if the sea-nymphs quir’d!
Hélas! pourquoi ces pleurs dans mes yeux que j’essuie,
Et pourquoi ces soupirs dans ma gorge crevant?
Je ne puis rappeler le passé décevant,
Ni ranimer le feu dans l’âtre plein de suie.
L’amour s’est envolé, la flamme s’est enfuie.
A quoi bon soupirer, pleurer, en y rêvant,
Comme un hautbois plaintif qui se nourrit de vent,
Comme un vieux toit rompu qui se repaît de pluie?
Ah ! pauvre cœur troublé de regrets, de remords,
Tes soupirs rendront-ils le souffle aux oiseaux morts
Et tes pleurs feront-ils s’épanouir des roses?
Au fond de ta douleur tu peux les laisser choir;
Soupirs et pleurs, tout est stérile. Tu n’arroses
Qu’un linceul; et pas même, encore!… ton mouchoir.
« Homme aux yeux cruels, prends garde !
Tu nous écrases! Regarde
Nos cadavres sous tes pas.
Tu pleures et tu t’irrites.
Nous sommes les marguerites.
Pitié! Mais tu n’entends pas.
— Si, je vous entends, menteuses.
peuple d’entremetteuses,
Sois-tu donc anéanti!
Mourez sous mes mains brutales
C’est en comptant vos pétales
Que ma maîtresse a menti. »
Voix de personne, étrangère
à l’automne, et une seule fois
concentrée dans l’oeil qui saignait
d’une telle intensité. Ton muscle
ne se remet pas, c’est
une autre corde, tressée
par l’encre, et écorchant
cette main à vif — qui ramène les images
vers nous : le clairvoyant
cadavre, chantant
de son miroir-potence ; un coup d’oeil,
plus lourd que pierre, lancé
sur la glace
d’avril, faisant résonner les profondeurs
de ton souffle-puits ; un oeil,
et puis
un autre encore. Tant que vautour
sera le mot
qui se repaît de ce déchet, la nuit
sera ta proie.
Je suis pourtant ce que je suis nul ne le sait ni n’en a cure
Mes amis m’ont abandonné comme l’on perd un souvenir
Je vais me repaissant moi-même de mes peines —
Elles surgissent pour s’évanouir — armée en marche vers l’oubli
Ombres parmi les convulsives d’amour —
Et pourtant je suis et je vis — ainsi que vapeurs ballottées les muettes transes
Dans le néant du mépris et du bruit
Dans la vivante mer des rêves éveillés
Où nul sentiment de la vie ne subsiste ni du bonheur
Rien qu’un grand naufrage en ma vie de tout ce qui me tient à coeur
Oui même mes plus chers soucis — les mieux aimés
Sont étrangers — plus étrangers que tout le reste
Je languis après un séjour que jamais homme n’a foulé
Un endroit où jamais encore femme n’a souri ni pleuré —
Pour demeurer avec mon Dieu mon Créateur
Et dormir de ce doux sommeil dont j’ai dormi dans mon enfance
Sans troubler — moi-même introublé où je repose
L’herbe sous moi — couvert par la voûte du ciel
***
I AM
I am — yet what I am none cares or knows
My friends forsake me like a memory lost
I am the self-consumer of my woes —
They rise and vanish in oblivious host
Like shadows in love’s frenzied stifled throes —
And yet I am and live — like vapours tost
Into the nothingness of scorn and noise
Into the living sea of waking dreams
Where there is neither sense of life or joys
But the vast shipwreck of my life’s esteems
Even the dearest — that I love the best —
Are strange — nay rather stranger than the rest
I long for scenes where man hath never trod
A place where woman never smiled or wept —
There to abide with my Creator God
And sleep as I in childhood sweetly slept
Untroubling and untroubled where I lie
The grass below — above the vaulted sky
(John Clare)
Recueil: Poèmes et Proses de la Folie de John Clare
Traduction: Pierre Leyris
Editions: Mercure de France
Jour nuit soleil et arbres (Jean Tardieu)
Posted by arbrealettres sur 19 juin 2020
Jean Tardieu
(Recueil Jours pétrifiés)
Jour nuit soleil et arbres
Certains mots sont tellement élimés, distendus, que ‘l’on peut voir le jour au travers.
Immenses lieux communs, légers comme des nappes de brouillard – par cela même difficile à manœuvrer.
Mais ces hautes figures vidées, termes interchangeables, déjà près de passer dans le camp des signes algébriques,
ne prenant un sens que par leur place et leur fonction, semblent propres à des combinaisons précises
chaque fois que l’esprit touche au mystère de l’apparition et de l’évanouissement des objets.
I
Est-ce pour moi ce jour ces tremblantes prairies
ce soleil dans les yeux ce gravier encore chaud
ces volets agités par le vent, cette pluie
sur les feuilles, ce mur sans drame, cet oiseau ?
II
L’esprit porté vers le bruit de la mer
que je ne peux entendre
ou bien vers cet espace interdit aux étoiles
dont je garde le souvenir
je rencontre la voix la chaleur
l’odeur des arbres surprenants
j’embrasse un corps mystérieux
je serre les mains des amis
III
De quelle vie et de quel monde ont-ils parlé ?
– De jours pleins de soleil où nous nous avançons,
d’espace qui résiste à peine à nos mains et de nuits
que n’épaissira plus l’obscurité légère.
IV
Entre les murs un visage survint
qui se donnait le devoir de sourire
et m’entraîna vers une autre fenêtre
d’où le nuage à ce moment sortait.
Tout était lourd d’un orage secret
un homme en bleu sur le seuil s’avançait
le tonnerre éclata dans ma poitrine
un chien les oreilles basses
rentrait à reculons.
V
Mémoire
Et l’ombre encor tournait autour des arbres
et le soleil perdait ses larges feuilles
et l’étendue le temps engloutissait
et j’étais là je regardais.
VI
Je dissipe un bien que j’ignore
je me repais d’un inconnu
je ne sais pas quel est ce jour ni comment faire
pour être admis.
VII
Comme alors le soleil (il était dans la nuit
il roule il apparaît avec silence
avec amour, gardant pour lui l’horreur)
ainsi viendront les jours du tonnerre enchaîné
ainsi les monstres souriants ainsi les arbres
les bras ouverts, ainsi les derniers criminels
ainsi
la joie.
VIII
Quand la nuit de mon coeur descendra dans mes mains
et de mes mains dans l’eau qui baigne toutes choses
ayant plongé je remonterai nu
dans toutes les images :
un mot pour chaque feuille un geste pour chaque ombre
« c’est moi je vous entends c’est moi qui vous connais
et c’est moi qui vous change. »
IX
Je n’attends pas un dieu plus pur que le jour même
il monte je le vois ma vie est dans ses mains :
la terre qui s’étend sous les arbres que j’aime
prolonge dans le ciel les fleuves les chemins…
Je pars j’ai cent mille ans pour cet heureux voyage.
X
Epitaphe
Pour briser le lien du jour et des saisons
pour savoir quelle était cette voix inconnue
sur le pont du soleil à l’écart de ma vie
je me suis arrêté.
Et les fleuves ont fui, l’ombre s’est reconnue
espace les yeux blancs j’écoute et parle encore
je me souviens de tout même d’avoir été.
(Jean Tardieu)
Traduction:
Editions: Gallimard Jeunesse
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