Je voudrais vous dire une phrase apprise jadis,
le temps l’efface du tableau, elle n’est guère ;
c’est encore la pluie, mais seulement pour les petits
qui se serrent, heureux, sous la gouttière.
Dès que les gouttes s’attaquent à leurs capuches,
le moulinet du ruisseau se met à bruire ;
moi, je regarde leurs mains avec envie
et m’enfuis, en hâte, dans mes souvenirs.
Quand la pluie cessera, je voudrais dire à quelqu’un
avec qui, un long moment, je suis resté là
que l’eau coule encore brièvement des arbres
et qu’elle tombe encore longtemps du haut des cathédrales.
(Jaroslav Seifert)
Recueil: Les danseuses passaient près d’ici
Traduction: Petr Kral et Jan Rubes
Editions: Actes Sud
Où gis-tu secret du monde
l’odeur si puissante ?
Parfois un ouvrier doux
dans la ville fiévreuse
tombe d’un échafaudage
et le vent sent toujours le lilas ;
un malheur tenace
habite les corps les plus beaux
les mains dans le soir se serrent
un animal s’endort
dans une loge qu’ouvragèrent les hommes
la paix toujours se corrompt
et la guerre
n’a plus d’âge.
Elle a un fouet et des mitaines,
elle a un gros fichu de laine,
un bonnet rouge sur la tête, et
ses joues sont sous le bonnet
encore plus rouges qu’il n’est.
Des petits garçons, qui gardent les vaches
dans le pré voisin, sont venus vers elle;
on ne voit pas leurs mains qu’ils cachent
dans les poches
de leurs culottes
(des culottes en grosse milaine); ils lui
disent: «Est-ce qu’on fait un feu?»
Elle ne répond rien, ils s’étonnent; ils lui
disent: «Puisque tu as des pommes…» On ne
sait pas si elle veut.
« Nous, on te donne les allumettes,
les allumettes et puis le bois.
Ça vaut bien ça… Tu ne veux pas? »
Elle veut bien, c’est qu’il fait froid.
Elle leur a donné ses pommes, ils ont
été chercher le bois.
Et il fait froid et c’est l’automne, et
ils l’ont mise au milieu d’eux, et,
eux, ils se serrent contre elle, tout
en tendant leurs
mains au feu.
(Charles-Ferdinand Ramuz)
Recueil: Le Petit Village
Traduction:
Editions: Héros-Limite
Le dimanche soir, les filles se promènent dans
leurs belles robes, bras dessus bras dessous, en
grandes bandes sur la route;
elles vont jusqu’au bois, elles s’en reviennent,
les oiseaux se couchent dans les cerisiers.
On entend leurs rires : de quoi rient-elles ?
Ah ! les filles qui n’ont pas vingt ans,
ça ne sait que rire et de tout le monde,
mais c’est pour faire voir qu’on a de jolies dents.
Alors, les garçons vont à leur rencontre;
elles, elles les voient venir, elles cessent de
chanter; elles rient en dedans, les regards baissés,
on les voit qui se serrent les unes contre les autres
comme sous un arbre quand il pleut.
(Charles-Ferdinand Ramuz)
Recueil: Le Petit Village
Traduction:
Editions: Héros-Limite
Amants endormez-vous
après de tendres soins
serrez-vous aimez-vous
vos rêves iront loin
Bien au-delà du jour
au profond du sommeil
du bon-chaud de l’amour
renaîtra le soleil
Un écureuil viendra
Entre vos deux orteils
un lézard glissera
Tous vos amis de nuit
la loutre et le renard
le chat et la fourmi
accourront sans retard
à pas feutrés de rêve
jusqu’au chant de l’alouette
et se mélangeront
sans mordre ni crier
au jaune hérisson
à la fauvette huppée
Les hôtes amicaux
viendront à pas feutrés
jusqu’au cocorico
d’un grand coq très distrait
qui chassera enfin
cette ménagerie
que la soif ni la faim
n’auront jamais surpris
Sur la main de l’enfant aimée
un rossignol vient et se pose
(La gazelle viendrait aussi
mais elle a peur et elle n’ose)
La truite et le chien de mer
s’en vont naviguant de conserve
Le toucan l’étoile de mer
restent tous deux sur la réserve
Devant le bélier qui insiste
pour que le chat touche à ses cornes
ne sachant trop si elle existe
longuement pleure la licorne
La taupe et le corbeau
s’en vont à petits pas
Le renard les chevaux
marchent tout près du rat
et la chauve-souris
veille sur la dormeuse
tandis qu’une perdrix
lui chante une berceuse
La girafe et le chien
le lion le pangolin
le zèbre et la vigogne
flairent les endormis
les lèchent doucement
et parlent en amis
aux fidèles amants
qui s’éveillent enfin
lorsque le réveil sonne
et leur rend leur matin
de vraies grandes personnes.
(Claude Roy)
Recueil: Claude Roy un poète
Traduction:
Editions: Gallimard Jeunesse
Tes mains fleurs
Flétries aux casseroles noires
Je les avais serrées sur mon coeur
Et c’est là la désolante histoire
Et le chagrin des jours
Passe dans tes yeux
Très beaux Pour
Les toucher des lèvres de son amour
Mon coeur en fait toujours des dieux
Où sont tes robes d’autrefois
Gentilles et comme toi douces
Comme ton haleine ? Toi
Mon printemps battu de feuilles rousses
Et la vie nous retire notre eau
Et nos âmes se serrent l’une à l’autre
Nous restons seuls avec le drapeau
De notre rencontre un jour sur une côte.
Viens t’asseoir à côté de moi sur le banc devant la maison,
femme, tu en as bien le droit,
voici quarante ans que nous sommes ensemble.
Cette fin d’après-midi, alors qu’il fait si beau,
c’est aussi le soir de notre vie.
Tu as bien mérité, vois-tu, un peu de repos.
Maintenant, les enfants sont placés.
Ils sont allés chacun de son côté et nous sommes de nouveau rien que les deux,
comme quand nous avons commencé.
Femme, te souviens-tu?
Nous n’avions rien pour commencer, tout était à faire.
Et nous nous sommes mis à l’ouvrage.
Ça n’allait pas tout seul, il nous en a fallu du courage !
Il nous en a fallu de l’amour,
et l’amour n’est pas ce qu’on croit au commencement.
Se serrer l’un contre l’autre, s’embrasser, se parler tout doux à l’oreille.
Ça, c’est bon pour le jour de la noce !
Le temps de la vie est grand, mais le jour de la noce ne dure qu’un jour.
C’est seulement après, qu’a commencé la vie.
Les enfants viennent; il leur faut quelque chose à manger,
des vêtements et des souliers, ça n’a pas de fin.
Il est aussi arrivé qu’ils étaient malades, alors tu devais passer toute la nuit à veiller
et moi, j’étais à l’ouvrage d’avant le jour jusqu’à la nuit tombée.
Nous croyions être arrivés à quelque chose, puis après, tout était en bas et à recommencer.
Des fois, nous étions tout dépités de voir que nous avions beau faire,
nous piétinions sur place et même, nous repartions en arrière.
Te souviens-tu, femme, de tous ces soucis ?
Mais nous sommes restés fidèles l’un à l’autre,
et ainsi, j’ai pu m’appuyer sur toi, et toi la même chose sur moi.
Nous avons eu de la chance d’être ensemble, les deux.
On s’est mis à l’ouvrage, nous avons duré et tenu le coup.
Le véritable amour n’est pas pour un jour.
C’est toute la vie que nous devons nous aimer, s’aider et se comprendre.
Puis, les affaires sont allées du bon côté, les enfants ont tous bien tourné.
Mais aussi, on leur avait appris à partir sur le bon chemin.
Nous avons un petit quelque chose au soleil et dans le bas de laine.
C’est pourquoi, cette fin d’après-midi, alors qu’il fait si beau,
assieds-toi à côté de moi.
On veut pas parler, nous n’avons plus rien à nous dire.
Nous n’avons besoin que d’être les deux
et laisser venir la nuit,
bienheureux d’avoir bien rempli notre vie.
Je vois sur la douane un drapeau déteint,
Une brume jaune sur la ville.
Et voici que mon coeur se serre
Avec plus de prudence ; les soupirs font mal.
Je voudrais redevenir la fille de la mer,
Les pieds nus dans ses chaussures,
Disposer mes nattes en couronne,
Chanter d’une voix qui tremble d’émotion.
Regarder encore du haut du perron
Les dômes de l’église à Chersonèse,
Et ne pas savoir que bonheur et gloire
Font sans retour se déliter les âmes.
Ce lit n’est-il pas comme un rivage,
une bande littorale où nous sommes couchés ?
Rien n’est sûr comme la saillie de tes seins
qui émergent du vertige de mes sens.
Car cette nuit où tant de cris retentirent
— bêtes qui s’appellent et se déchirent —
ne nous est-elle pas atrocement étrangère ?
et ce qui dehors se lève, qu’on nomme le jour,
nous est-il donc plus accessible qu’elle ?
On devrait pouvoir s’enfouir
l’un dans l’autre s’emboîter
tels les pistils et les étamines;
à tel point partout grandit
et se jette contre nous la démesure.
Mais pendant qu’on se serre l’un dans l’autre
pour ne pas voir le péril tout autour
elle peut jaillir de toi ou de moi
car nos âmes vivent de trahir.
(Rainer Maria Rilke)
Recueil: Oeuvres 2 Poésie
Traduction: Jacques Legrand, Lorand Gaspar, Philippe Jaccottet, Armel Guerne, Maurice Betz
Editions: Seuil
Que c’est triste Venise
Au temps des amours mortes
Que c’est triste Venise
Quand on ne s’aime plus
On cherche encore des mots
Mais l’ennui les emporte
On voudrait bien pleurer
Mais on ne le peut plus
Que c’est triste Venise
Lorsque les barcaroles
Ne viennent souligner que les silences creux
Et que le coeur se serre
En voyant les gondoles
Abriter le bonheur des couples amoureux
Que c’est triste Venise
Au temps des amours mortes
Que c’est triste Venise
Quand on ne s’aime plus
Les musées, les églises
Ouvrent en vain leurs portes
Inutile beauté
Devant nos yeux déçus
Que c’est triste Venise
Le soir sur la lagune
Quand on cherche une main
Que l’on ne vous tend pas
Et que l’on ironise
Devant le clair de lune
Pour tenter d’oublier
Ce que l’on ne se dit pas
Adieu tous les pigeons
Qui nous ont fait escorte
Adieu Pont des Soupirs
Adieu rêves perdus
C’est trop triste Venise
Au temps des amours mortes
C’est trop triste Venise
Quand on ne s’aime plus