Remémore, mon coeur, devant l’onde qui fuit
De ce lac solennel, sous l’or de la vesprée,
Ce couple malheureux dont la barque éplorée
Y vint sombrer avec leur amour, une nuit.
Comme tout alentour se tourmente et sanglote !
Le vent verse les pleurs des astres aux roseaux,
Le lys s’y mire ainsi que l’azur plein d’oiseaux,
Comme pour y chercher une image qui flotte.
Mais rien n’en a surgi depuis le soir fatal
Où les amants sont morts enlaçant leurs deux vies,
Et les eaux en silence aux grêves d’or suivies
Disent qu’ils dorment bien sous leur calme cristal.
Ainsi la vie humaine est un grand lac qui dort
Plein sous le masque froid des ondes déployées,
De blonds rêves déçus, d’illusions noyées,
Où l’Espoir vainement mire ses astres d’or.
Ton souvenir est comme un livre bien-aimé,
Qu’on lit sans cesse, et qui jamais n’est refermé,
Un livre où l’on vit mieux sa vie, et qui vous hante
D’un rêve nostalgique, où l’âme se tourmente.
Je voudrais, convoitant l’impossible en mes voeux,
Enfermer dans un vers l’odeur de tes cheveux,
Ciseler avec l’art patient des orfèvres
Une phrase infléchie au contour de tes lèvres ;
Emprisonner ce trouble et ces ondes d’émoi
Qu’en tombant de ton âme, un mot propage en moi :
Dire quelle mer chante en vagues d’élégie
Au golfe de tes seins où je me réfugie ;
Dire, oh surtout ! tes yeux doux et tièdes parfois
Comme une après-midi d’automne dans les bois ;
De l’heure la plus chère enchâsser la relique,
Et, sur le piano, tel soir mélancolique,
Ressusciter l’écho presque religieux
D’un ancien baiser attardé sur tes yeux.
(Albert Samain)
Recueil: 35 siècles de poésie amoureuse
Traduction:
Editions: Saint-Germain-des-Prés Le Cherche-Midi
Je t’aime, ô mon amour ! ô toi qui me ressembles!
Pauvre coeur inquiet qu’aucun bonheur n’emplit,
Missel enluminé qui s’attriste d’un pli,
Forêt d’où sort la plainte éternelle des trembles !
Je t’aime, ô ma beauté, puisque ton sort est tel
Que tu rêves d’amour en sachant que je t’aime,
Toi qui, pareille à moi, te tourmentes toi-même
En sentant fugitif ce qu’on rêve immortel.
Toi pour qui le présent est une source en fuite
Où, parmi l’eau qui souffre, on se mire un moment,
Tu comprends que je pleure, inconsolablement,
Le passé triste et cher comme un pays qu’on quitte.
Je t’aime, ô mon amour ! ô mon ombre ! ô ma soeur !
Il semble – tant notre âme a la même chimère —
Que nous avons jadis aimé la même mère
Et du même baiser partagé la douceur !
Je t’aime, ô mon amour, parce que l’un et l’autre
L’infini nous sépare ainsi qu’un noir témoin,
Puisque, même enlacés, nous nous sentons si loin
Sans jamais pouvoir faire un seul coeur qui soit nôtre !
Car nous sommes pareils à des miroirs jumeaux
Où tout se mire et luit d’identique manière,
Mais l’ombre de la nuit absorbe la lumière
Et nous nous sentons loin dans l’exil des trumeaux.
O coeur semblable au mien — coeur profond qui m’évoques
Un ciel d’automne, un ciel maladif et changeant
Où fleurit, parmi les nuages voyageant,
Toute une floraison d’étoiles équivoques !
En cette heure-là
tu étais devant ma bouche
comme une comète.
Je saisis tes mains
comme pour une prière.
Là où notre haleine se rejoignit
se trouvaient les incendies,
qui vifs s’enflammèrent
et sans égard me soulevèrent
en une vague.
Dans le désert aucun puits
jamais encore ne me fit
courber de soif
comme le tendon de tes blanches épaules.
Ton habit ajusté
ma main a toléré
plus qu’en hôte.
Tu étais mien.
Dans aucun mot, dans ton silence uniquement
je lisais ton bonheur.
Puis tu repris pourtant
le chemin du matin gris.
Combien de fois encore immobile, le regard fixe
et rêvant, je t’exige et t’attends et t’espère
et me tourmente en pensant de nouveau à toi.
Mais comme les présents trop rares
que l’on perd, aucun jour ne te ramène.
Combien de fois aussi je t’appelle
dans les plaintes et les prières.
Ton ombre est également une lumière
qui s’étend infiniment
Un son venu des profondeurs de la mer
Sur la corde de silence un chant.
Elle est la douleur à vif, étrangère
Et angoisse dans les rêves
Elle pousse un cri en se déchaînant
Dans un lâcher d’écume bouillonnant.
Dans la plus belle des nuits étoilées
La fraîcheur tout autour s’épanouit
Et sur le monde transfiguré
Une incandescence élevée jaillit.
***
Notturno
In jener Stunde
warst du vor meinem Munde
wie ein Komet.
Ich fasste deine Hände
wie zum Gebet.
Wo unser Hauch sich traf
standen die Brände,
die hell entfacht
mich ohne Bedacht
hoben zur Welle.
Wie deiner weissen Schultern Band
so hiess noch keine Quelle
in einem Wüstenland
mich dürstend neigen.
Dein schmiegendes Gewand
duldete meine Hand
mehr, denn als Gast.
Du warst mein Eigen.
In keinem Wort, nur deinem Schweigen
las ich dein Glück.
Dann gingst du doch zurück
den morgengrauen Weg.
Wieviele Male steh ich noch und starre
und träum, verlange dein und barre
und schmerze mich in neuem Dein-Gedenken.
Doch gleich den seltenen Geschenken,
Die man verliert, bringt dich kein Tag.
Wieviele Male ich auch klag
und betend nach dir rufe.
Dein Schatten ist ein Licht zugleich
Von ungemessner Weite
Ein Klang aus einem tiefen Meer
Ein Sang auf stiller Saite.
Und ist der wunde fremde Schmerz
Und Bangigkeit in Träumen
Und jauchzt entfesselt einen Ruf
In freiem Überschäumen.
Und in der schönsten Sternennacht
Ist Kühle rings im Blühen
Und über der verklärten Welt
Entspringt ein hohes Glühen.
(Ingerborg Bachmann)
Recueil: Toute personne qui tombe a des ailes
Traduction: Françoise Rétif
Editions: Gallimard
O toi dont le visage sentit le vent d’Hiver,
Dont l’oeil a vu les nuages de neige suspendue dans la brume,
Les cimes noires des ormes dans les étoiles glaçantes
Pour toi le printemps sera temps de moisson.
O toi dont le seul livre a été la lumière
Des suprêmes ténèbres dont tu te nourrissais
Nuit après nuit, déserté de Phébus
Pour toi le printemps sera un triple matin.
Ne te tourmente point en quête du savoir ! Je n’en ai pas,
Et pourtant mon chant vient de lui-même avecque la chaleur.
Ne te tourmente point en quête du savoir. Je n’en ai pas
Et pourtant le soir écoute. Qui s’attriste
A la pensée de l’oisiveté ne peut être oisif,
Et celui-là veille, qui se croit endormi.
Seul bien que j’envie,
Amour! douce erreur!
Viens, ma triste vie
S’éteint de langueur.
Ô coupe d’ivresse,
Pourquoi te tarir?
Ô fleur de jeunesse,
Pourquoi te flétrir?
Une fièvre ardente
Consume mes os :
Chacun se tourmente
Pour changer de maux,
On suit sa chimère,
On fait des projets…
Et bientôt la terre
Les couvre à jamais.
Comme un flot se brise
Aux rochers du bord,
Ma vigueur s’épuise
À vaincre le sort.
Mal qui me possèdes,
Abrège ton cours!
Combien tu m’obsèdes,
Ô fardeau des jours!
Seul parmi la foule
Je m’en vais rêvant,
Et sans but je roule
Au pouvoir du vent.
J’offre, en ma détresse,
J’offre à tous la main,
Mais nul ne la presse;
Ils vont leur chemin…
Ô mélancolie
Qui partout me suit,
Vois, mon âme se plie
Aux faix des ennuis!
Chaque doux prestige
A fui devant toi :
Monde où tout m’afflige
Que veux-tu de moi?
La joie est donnée
À nos jeunes ans.
La vie et l’année
N’ont qu’un seul printemps.
Malheur à qui chasse
Les tendres plaisirs;
L’hiver bientôt glace
Et fleurs et désirs…
Je vis une rose
Au déclin du jour;
Que ma main t’arrose,
Dis-je, ô fleur d’amour!
Pour qu’elle te cueille
Demain sans retard.
Je vins… mais sa feuille
Volait au hasard.
Si la vie est un songe
A quoi bon me tourmenter
Je puis m’enivrer sans remords
Et si j’en viens à tituber
Je m’endormirai sous le porche de ma demeure
A mon réveil un oiseau chante parmi les fleurs.
Je lui demande quel jour nous sommes.
Il me répond : au printemps,
la saison où l’oiseau chante !
Je me sens étrangement ému
Et prêt à m’épancher.
Mais je me reverse à boire
Et je chante tout le jour
Jusqu’à ce qu’apparaisse la lune du soir.
Et quand mes chants se taisent
Je n’ai plus conscience de ce qui m’entoure.
Seul bien que j’envie,
Amour! douce erreur!
Viens, ma triste vie
S’éteint de langueur.
Ô coupe d’ivresse,
Pourquoi te tarir?
Ô fleur de jeunesse,
Pourquoi te flétrir?
Une fièvre ardente
Consume mes os:
Chacun se tourmente
Pour changer de maux,
On suit sa chimère,
On fait des projets…
Et bientôt la terre
Les couvre à jamais.
Comme un flot se brise
Aux rochers du bord,
Ma vigueur s’épuise
A vaincre le sort.
Mal qui me possèdes,
Abrège ton cours!
Combien tu m’obsèdes,
Ô fardeau des jours!
Seul parmi la foule
Je m’en vais en rêvant,
Et sans but je roule
Au pouvoir du vent.
J’offre, en ma détresse,
J’offre à tous la main,
Mais nul ne la presse;
Ils vont leur chemin…
Ô mélancolie
Qui partout me suit,
Vois, mon âme se plie
Au faix des ennuis!
Chaque doux prestige
A fui devant toi:
Monde où tout m’afflige
Que veux-tu de moi?
La joie est donnée
A nos jeunes ans.
La vie et l’année
N’ont qu’un seul printemps.
Malheur à qui chasse
Les tendres plaisirs;
L’hiver bientôt glace
Et fleurs et désirs…
Je vis une rose
Au déclin du jour;
Que ma main t’arrose,
Dis-je, ô fleur d’amour!
Pour qu’elle te cueille
Demain sans retard.
Je vins.. mais sa feuille
Volait au hasard.
Où vas-tu, toi qui passes si tard
Dans les rues désertes de Salamanque
Avec ta toque noire et ta guitare
Que tu dissimules sous ta mante ?
Le couvre-feu est déjà sonné
Et depuis longtemps, dans leurs paisibles maisons,
Les bourgeois dorment à poings fermés.
Ne sais-tu pas qu’un édit de l’alcade
Ordonne de jeter en prison
Tous les donneurs de sérénade,
Que les malandrins couperont ta chaîne d’or
Et que la fille de l’Almirante
Pour qui vainement tu te tourmentes
Se moque de toi derrière son mirador ?
***
The Bachelor of Salamanca
Where are you going, who walk so late
In the empty streets of Salamanca
With your black cap and your guitar
That you hide beneath your coat?
The curfew has already been sounded
And for long now, in their peaceful houses,
The bourgeois sleep with closed fists.
Do you not know that an edict of the alcalde
Has ordered to be thrown in prison
All those who serenade,
That the brigands will cut off your golden chain
And that the Admiral’s daughter
For whom in vain you torment yourself
Laughs at you behind her mirador?
Je me tourmente trop pour ma santé,
et cela ne vaut rien.
Puissé-je être gagnée par cette impassibilité
qui imprégnait ce matin ton aube grisâtre.
Puisse ma journée dépasser enfin
la préoccupation de mon corps.