Une ondine voguait dans la baie azurée,
Par la pleine lune éclairée.
Elle lançait au ciel, pour effleurer la lune,
L’écume d’argent des lagunes.
On voyait dans les eaux, tremblante palpiter
La nuée à l’éclat reflété.
Et l’ondine chantait sa chanson qui captive
Les humains écoutant sur la rive.
Et l’ondine chantait: «Dans mon sombre séjour
Luit un pâle reflet du jour.
On y voit des troupeaux de poissons d’or errants,
On y voit des palais transparents.
Et là sur le grand banc de sable au fond des eaux,
A l’abri de touffus roseaux,
Dort un fier chevalier, des vagues le butin
Apporté d’un pays lointain.
Dans le calme des nuits, pour nous c’est une joie
Que de peigner ses cheveux de soie.
Sur son front, sur sa bouche, immuablement froids,
Nous l’avons embrassé maintes fois.
Mais nos ardents baisers n’ont pu le remuer,
Il demeure froid et muet.
Sa tête sur mon sein retombe, en se penchant,
Il reste insensible à mon chant.»
Telle était la chanson plaintive de l’ondine,
Au-dessus de la vague argentine.
On voyait dans les eaux, tremblante palpiter
La nuée à l’éclat reflété.
(Michel Lermontov)
Recueil: Michel Lermontov Poèmes
Traduction: Igor Astrow
Editions: Du Tricorne
Revoir Paris
Un petit séjour d´un mois
Revoir Paris
Et me retrouver chez moi
Seul sous la pluie
Parmi la foule des grands boulevards
Quelle joie inouïe
D´aller ainsi au hasard
Prendre un taxi
Qui va le long de la Seine
Et me revoici
Au fond du Bois de Vincennes
Roulant joyeux
Vers ma maison de banlieue
Où ma mère m´attend
Les larmes aux yeux
Le cœur content
Mon Dieu que tout le monde est gentil
Mon Dieu quel sourire à la vie
Mon Dieu merci
Mon Dieu merci d´être ici
Ce n´est pas un rêve
C´est l´île d´amour que je vois
Le jour se lève
Et sèche les pleurs des bois
Dans la petite gare
Un sémaphore appelle ces gens
Tous ces braves gens
De la Varenne et de Nogent
Bonjour la vie
Bonjour mon vieux soleil
Bonjour ma mie
Bonjour l´automne vermeil
Je suis un enfant
Rien qu´un enfant tu sais
Je suis un petit Français
Rien qu´un enfant
Tout simplement
[…]
il ne manque à l’amour que la durée
pour être à la fois l’Éden avant la chute
et l’Hosanna sans fin.
Faites que la beauté reste,
que la jeunesse demeure,
que le cœur ne se puisse lasser,
et vous reproduirez le ciel.
L’amour est si bien la félicité souveraine
qu’il est poursuivi de la chimère d’être toujours ;
il ne veut prononcer que des serments irrévocables ;
au défaut de ses joies, il cherche à éterniser ses douleurs;
ange tombé, il parle encore le langage
qu’il parlait au séjour incorruptible;
son espérance est de ne cesser jamais;
dans sa double nature et dans sa double illusion ici-bas,
il prétend se perpétuer par d’immortelles pensées
et par des générations intarissables.
[…]
(René de Chateaubriand)
Des vents erratiques
S’emparaient de l’univers
L’intempérie régna
L’indéchiffrable détonation
Fut notre prologue
Tout fut
Débâcle et dispersion
Turbulences et gaspillage
Avant que le rythme
Ne prenne possession
De l’espace
Suivirent de vastes accords
D’indéfectibles liaisons
Des notes s’arrimèrent
Au tissu du rien
Des courroies invisibles
Liaient astres et planètes
Du fond des eaux
Surgissaient
Les remous de la vie
Dans la pavane
Des univers
Se prenant pour le noyau
La Vie
Se rythma
Se nuança
De leitmotiv
En parade
De reprise
En plain-chant
La Vie devint ritournelle
Fugue Impromptu
Refrain
Se fit dissonance
Mélodie Brisure
Se fit battement
Cadence Mesure
Et se mira
Dans le destin
Impie et sacrilège
L’oiseau s’affranchissait
Des liens de la terre
Libre d’allégeance
Il s’éleva
Au-dessus des créatures
Assujetties aux sols
Et à leurs tyrannies
S’unissant
Aux jeux fondateurs
Des nuages et du vent
L’oiseau s’allia à l’espace
S’accoupla à l’étendue
S’emboîta dans la distance
Se relia à l’immensité
Se noua à l’infini
Tandis que lié au temps
Et aux choses
Enfanté sur un sol
Aux racines multiples
L’homme naquit tributaire
D’un passé indélébile
Le lieu prit possession
De sa chair
De son souffle
Les stigmates de l’histoire
Tatouèrent sa mémoire
Et sa peau
Venu on ne sait d’où
Traversant les millénaires
L’homme se trouva captif
Des vestiges d’un monde
Aux masques étranges
Et menaçants
Il s’en arrachait parfois
Grâce aux sons et aux mots
Aux gestes et à l’image
À leurs pistes éloquentes
À leur sens continu
Pour mieux tenir debout
L’homme inventa la fable
Se vêtit de légendes
Peupla le ciel d’idoles
Multiplia ses panthéons
Cumula ses utopies
Se voulant éternel
Il fixa son oreille
Sur la coquille du monde
À l’écoute
D’une voix souterraine
Qui l’escorte le guide
Et l’agrandit
Alors
De nuits en nuits
Et d’aubes en aubes
Tantôt le jour s’éclaire
Tantôt le jour moisit
Faiseur d’images
Le souffle veille
De pesanteur
Le corps fléchit
Toute vie
Amorça
Le mystère
Tout mystère
Se voila
De ténèbres
Toute ténèbre
Se chargea
D’espérance
Toute espérance
Fut soumise
À la Vie
L’esprit cheminait
Sans se tarir
Le corps s’incarnait
Pour mûrir
L’esprit se libérait
Sans périr
Le corps se décharnait
Pour mourir
Parfois l’existence ravivait
L’aiguillon du désir
Ou bien l’enfouissait
Au creux des eaux stagnantes
Parfois elle rameutait
L’essor
D’autres fois elle piétinait
L’élan
Souvent l’existence patrouillait
Sur les chemins du vide
Ou bien se rachetait
Par l’embrasement du coeur
Face au rude
Mais salutaire
Affrontement
De la mort unanime
L’homme sacra
Son séjour éphémère
Pour y planter
Le blé d’avenir.
Déjà enfant je voulais visiter le ciel
J’ai réussi à l’atteindre grâce
aux poèmes
aux avions
et aux rêves
si je meurs je pense déménager vers la région bleue
déjà je m’emploie à organiser mon séjour éternel
avec son fondateur
plus qu’un impatient j’attends mon arrivée.
Dieu qui nous connaît tous et comprend mon désir
ne permettra pas que je reste errer sur terre pour l’éternité
couvert de vers qui de mon vivant n’ont jamais montré
la moindre affection pour mon humanité.
(Blanca Castellón)
Recueil: ITHACA 584
Traduction: Français Germain Droogenbroodt – Elisabeth Gerlache /
Quand tout renaît à l’espérance,
Et que l’hiver fuit loin de nous,
Sous le beau ciel de notre France,
Quand le soleil revient plus doux,
Quand la nature est reverdie,
Quand l’hirondelle est de retour,
J’aime à revoir ma Normandie,
C’est le pays qui m’a donné le jour.
J’ai vu les champs de l’Helvétie
Et ses chalets et ses glaciers,
J’ai vu le ciel de l’Italie,
Et Venise et ses gondoliers.
En saluant chaque patrie,
Je me disais : « Aucun séjour
N’est plus beau que ma Normandie,
C’est le pays qui m’a donné le jour. »
Il est un âge dans la vie,
Où chaque rêve doit finir,
Un âge où l’âme recueillie
A besoin de se souvenir.
Lorsque ma muse refroidie
Aura fini, ses chants d’amour,
J’irai revoir ma Normandie,
C’est le pays qui m’a donné le jour.
Jésus est dans la rue en tenue de travail
avec le sac au dos de plaines ouvrières,
Jésus est en chômage, en quête de salaire,
et sa vieille blessure à la jambe fait mal.
Jésus n’est pas d’ici, on lui veut des misères,
son permis de séjour est bien près d’expirer
et Jésus pense au temps du charpentier son père,
à Marie, comme lui, soucieuse du loyer.
Jésus s’en est allé pour l’embauche à l’usine
avec son casse-croûte à manger sur le tas.
Il n’est plus revenu, Madeleine voisine :
on dit qu’on l’a revu au chemin de Damas.
1
Si ta fraîcheur parfois nous étonne tant,
heureuse rose,
c’est qu’en toi-même, en dedans,
pétale contre pétale, tu te reposes.
Ensemble tout éveillé, dont le milieu
dort, pendant qu’innombrables, se touchent
les tendresses de ce coeur silencieux
qui aboutissent à l’extrême bouche.
2
Je te vois, rose, livre entrebâillé,
qui contient tant de pages
de bonheur détaillé
qu’on ne lira jamais. Livre-mage,
qui s’ouvre au vent et qui peut être lu
les yeux fermés…,
dont les papillons sortent confus
d’avoir eu les mêmes idées.
3
Rose, toi, ô chose par excellence complète
qui se contient infiniment
et qui infiniment se répand, ô tête
d’un corps par trop de douceur absent,
rien ne te vaut, ô toi, suprême essence
de ce flottant séjour;
de cet espace d’amour où à peine l’on avance
ton parfum fait le tour.
4
C’est pourtant nous qui t’avons proposé
de remplir ton calice.
Enchantée de cet artifice,
ton abondance l’avait osé.
Tu étais assez riche, pour devenir cent fois toi-même
en une seule fleur;
c’est l’état de celui qui aime…
Mais tu n’as pas pensé ailleurs.
5
Abandon entouré d’abandon,
tendresse touchant aux tendresses…
C’est ton intérieur qui sans cesse
se caresse, dirait-on;
se caresse en soi-même,
par son propre reflet éclairé.
Ainsi tu inventes le thème
du Narcisse exaucé.
6
Une rose seule, c’est toutes les roses
et celle-ci : l’irremplaçable,
le parfait, le souple vocable
encadré par le texte des choses.
Comment jamais dire sans elle
ce que furent nos espérances,
et les tendres intermittences
dans la partance continuelle.
7
T’appuyant, fraîche claire
rose, contre mon oeil fermé —,
on dirait mille paupières
superposées
contre la mienne chaude.
Mille sommeils contre ma feinte
sous laquelle je rôde
dans l’odorant labyrinthe.
8
De ton rêve trop plein,
fleur en dedans nombreuse,
mouillée comme une pleureuse,
tu te penches sur le matin.
Tes douces forces qui dorment,
dans un désir incertain,
développent ces tendres formes
entre joues et seins.
9
Rose, toute ardente et pourtant claire,
que l’on devrait nommer reliquaire
de Sainte-Rose…, rose qui distribue
cette troublante odeur de sainte nue.
Rose plus jamais tentée, déconcertante
de son interne paix; ultime amante,
si loin d’Ève, de sa première alerte —,
rose qui infiniment possède la perte.
10
Amie des heures où aucun être ne reste,
où tout se refuse au coeur amer;
consolatrice dont la présence atteste
tant de caresses qui flottent dans l’air.
Si l’on renonce à vivre, si l’on renie
ce qui était et ce qui peut arriver,
pense-t-on jamais assez à l’insistante amie
qui à côté de nous fait son oeuvre de fée.
11
J’ai une telle conscience de ton
être, rose complète,
que mon consentement te confond
avec mon coeur en fête.
Je te respire comme si tu étais,
rose, toute la vie,
et je me sens l’ami parfait
d’une telle amie.
12
Contre qui, rose,
avez-vous adopté
ces épines ?
Votre joie trop fine
vous a-t-elle forcée
de devenir cette chose armée ?
Mais de qui vous protège
cette arme exagérée ?
Combien d’ennemis vous ai-je enlevés
qui ne la craignaient point.
Au contraire, d’été en automne,
vous blessez les soins
qu’on vous donne.
13
Préfères-tu, rose, être l’ardente compagne
de nos transports présents ?
Est-ce le souvenir qui davantage te gagne
lorsqu’un bonheur se reprend ?
Tant de fois je t’ai vue, heureuse et sèche,
— chaque pétale un linceul —
dans un coffret odorant, à côté d’une mèche,
ou dans un livre aimé qu’on relira seul.
14
Été : être pour quelques jours
le contemporain des roses;
respirer ce qui flotte autour
de leurs âmes écloses.
Faire de chacune qui se meurt
une confidente,
et survivre à cette soeur
en d’autres roses absente.
15
Seule, ô abondante fleur,
tu crées ton propre espace;
tu te mires dans une glace
d’odeur.
Ton parfum entoure comme d’autres pétales
ton innombrable calice.
Je te retiens, tu t’étales,
prodigieuse actrice.
16
Ne parlons pas de toi. Tu es ineffable
selon ta nature.
D’autres fleurs ornent la table
que tu transfigures.
On te met dans un simple vase —,
voici que tout change :
c’est peut-être la même phrase,
mais chantée par un ange.
17
C’est toi qui prépares en toi
plus que toi, ton ultime essence.
Ce qui sort de toi, ce troublant émoi,
c’est ta danse.
Chaque pétale consent
et fait dans le vent
quelques pas odorants
invisibles.
O musique des yeux,
toute entourée d’eux,
tu deviens au milieu
intangible.
18
Tout ce qui nous émeut, tu le partages.
Mais ce qui t’arrive, nous l’ignorons.
Il faudrait être cent papillons
pour lire toutes tes pages.
Il y en a d’entre vous qui sont comme des dictionnaires;
ceux qui les cueillent
ont envie de faire relier toutes ces feuilles.
Moi, j’aime les roses épistolaires.
19
Est-ce en exemple que tu te proposes ?
Peut-on se remplir comme les roses,
en multipliant sa subtile matière
qu’on avait faite pour ne rien faire ?
Car ce n’est pas travailler que d’être
une rose, dirait-on.
Dieu, en regardant par la fenêtre,
fait la maison.
20
Dis-moi, rose, d’où vient
qu’en toi-même enclose,
ta lente essence impose
à cet espace en prose
tous ces transports aériens ?
Combien de fois cet air
prétend que les choses le trouent,
ou, avec une moue,
il se montre amer.
Tandis qu’autour de ta chair,
rose, il fait la roue.
21
Cela ne te donne-t-il pas le vertige
de tourner autour de toi sur ta tige
pour te terminer, rose
Mais quand ton propre élan t’inonde,
tu t’ignores dans ton bouton.
C’est un monde qui tourne en rond
pour que son calme centre ose
le rond repos de la ronde rose.
22
Vous encor, vous sortez
de la terre des morts,
rose, vous qui portez
vers un jour tout en or
ce bonheur convaincu.
L’autorisent-ils, eux
dont le crâne creux
n’en a jamais tant su ?
23
Rose, venue très tard, que les nuits amères arrêtent
par leur trop sidérale clarté,
rose, devines-tu les faciles délices complètes
de tes soeurs d’été ?
Pendant des jours et des jours je te vois qui hésites
dans ta gaine serrée trop fort.
Rose qui, en naissant, à rebours imites
les lenteurs de la mort.
Ton innombrable état te fait-il connaître
dans un mélange où tout se confond,
cet ineffable accord du néant et de l’être
que nous ignorons ?
24
Rose, eût-il fallu te laisser dehors,
chère exquise ?
Que fait une rose là où le sort
sur nous s’épuise ?
Point de retour. Te voici
qui partages
avec nous, éperdue, cette vie, cette vie
qui n’est pas de ton âge.
(Rainer Maria Rilke)
Recueil: Oeuvres 2 Poésie
Traduction: Jacques Legrand, Lorand Gaspar, Philippe Jaccottet, Armel Guerne, Maurice Betz
Editions: Seuil
Un port est un séjour charmant
pour une âme fatiguée des luttes de la vie.
L’ampleur du ciel,
l’architecture mobile des nuages,
les colorations changeantes de la mer,
le scintillement des phares,
sont un prisme merveilleusement propre
à amuser les yeux sans jamais les lasser.
Les formes élancées des navires, au gréement compliqué,
auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses,
servent à entretenir dans l’âme le goût du rythme et de la beauté.
Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique
pour celui qui n’a plus ni curiosité ni ambition, à contempler,
couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle,
tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent,
de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s’enrichir.