Une fillette brune qui n’a plus qu’un bras
Le tend sans conviction vers le soldat qui passe.
Il a perdu son casque et sous ses cheveux ras
Sa pensée s’éparpille, inconséquente et lasse.
Il lui vient un moment à l’esprit le désir
De donner une tablette de chewing-gum
Ou de chocolat à l’enfant pour son plaisir
Mais sent l’inanité d’un geste minimum.
Il se penche et saisit dans ses deux grosses pattes
Doucement le petit corps malingre et meurtri.
Le grand soldat roux s’assoit sur un tas de lattes,
Près d’un mur effondré, et bientôt il sourit
A l’infirme sur ses genoux en l’embrassant
Puis sort son pistolet, appuie sur la gâchette,
Visant au sein l’orpheline au coeur innocent,
Et se tire ensuite une balle dans la tête.
Quand la lumière varie dans son intensité
Qu’on exprime en ampères
Tantôt elle perd du terrain
Devant les ténèbres
Tantôt elle en gagne
Et fait de nouveau surgir
De vastes pans d’espace
Qui resplendissent de gloire
Les couleurs tournent autour des formes
Avant de s’y déposer
Attention ! une métaphore peut en cacher une autre
La matière se morcelle
Et s’éparpille
Et des œufs de feu
Où germent des étoiles
Parcourent l’univers
La nuit s’allonge
Et des lueurs rapides
Survolent la mer tiède
Au pied de jardins mystérieux
Où commencent des chemins de lumière
Il neige, d’une légère et rêveuse,
Et folâtre et flâneuse,
Et neuve neige.
Depuis le matin,
A pas dansants, elle vient
Du fond paisible
Des horizons aériens.
Depuis le matin,
Vers le coeur des petites filles
Descend un rêve battant,
Car n’est pour elles que s’éparpille
Le vol de ces blancs mouvements.
Neigez, ma pure et belle lumière,
Sur les visages et les chaumières,
O silence en fleur qui tombe,
Sur la nuit et les pleurs du monde…
T’appartient-il, Seigneur, de participer à la félicité de ce rythme?
d’être lancé, perdu, brisé dans le tourbillon de cette formidable joie?
Toute chose se précipite, sans arrêt, sans regard en arrière,
sans qu’aucun pouvoir puisse bien retenir,
toutes les choses se précipitent.
Emboîtant le pas au rythme de cette musique inlassée,
chaque saison accourt en dansant, puis passe outre
— couleurs, tons et parfums déversent d’infinies cascades
dans cette surabondante joie qui s’éparpille
et se renonce et meurt à tout moment.
(Rabindranath Tagore)
Recueil: L’offrande lyrique
Traduction: André Gide
Editions: Gallimard
Est-ce ainsi que les hommes vivent
(adaptation de Léo Ferré)
Tout est affaire de décor
Changer de lit changer de corps
À quoi bon puisque c’est encore
Moi qui moi-même me trahis
Moi qui me traîne et m’éparpille
Et mon ombre se déshabille
Dans les bras semblables des filles
Où j’ai cru trouver un pays.
Coeur léger coeur changeant coeur lourd
Le temps de rêver est bien court
Que faut-il faire de mes jours
Que faut-il faire de mes nuits
Je n’avais amour ni demeure
Nulle part où je vive ou meure
Je passais comme la rumeur
Je m’endormais comme le bruit.
C’était un temps déraisonnable
On avait mis les morts à table
On faisait des châteaux de sable
On prenait les loups pour des chiens
Tout changeait de pôle et d’épaule
La pièce était-elle ou non drôle
Moi si j’y tenais mal mon rôle
C’était de n’y comprendre rien
Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent
Dans le quartier Hohenzollern
Entre La Sarre et les casernes
Comme les fleurs de la luzerne
Fleurissaient les seins de Lola
Elle avait un coeur d’hirondelle
Sur le canapé du bordel
Je venais m’allonger près d’elle
Dans les hoquets du pianola.
Le ciel était gris de nuages
Il y volait des oies sauvages
Qui criaient la mort au passage
Au-dessus des maisons des quais
Je les voyais par la fenêtre
Leur chant triste entrait dans mon être
Et je croyais y reconnaître
Du Rainer Maria Rilke.
Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent.
Elle était brune elle était blanche
Ses cheveux tombaient sur ses hanches
Et la semaine et le dimanche
Elle ouvrait à tous ses bras nus
Elle avait des yeux de faïence
Elle travaillait avec vaillance
Pour un artilleur de Mayence
Qui n’en est jamais revenu.
Il est d’autres soldats en ville
Et la nuit montent les civils
Remets du rimmel à tes cils
Lola qui t’en iras bientôt
Encore un verre de liqueur
Ce fut en avril à cinq heures
Au petit jour que dans ton coeur
Un dragon plongea son couteau
Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent.