Combien je vous déteste et combien je vous fuis:
Vous êtes pourtant belle et très noble d’allure,
Les Séraphins ont fait votre ample chevelure
Et vos regards couleur du charme brun des nuits.
Depuis que vous m’avez froissé, jamais depuis,
N’ai-je pu tempérer cette intime brûlure :
Vous m’avez fait souffrir, volage créature,
Pendant qu’en moi grondait le volcan des ennuis.
Moi, sans amour jamais qu’un amour d’Art, Madame,
Et vous, indifférente et qui n’avez pas d’âme,
Vieillissons tous les deux pour ne jamais nous voir.
Je ne dois pas courber mon front devant vos charmes ;
Seulement, seulement, expliquez-moi ce soir,
Cette tristesse au coeur qui me cause des larmes.
Dans la ronde des ombres froissant l’herbe tendre
J’entrai, disant le nom mélodieux.
Mais tout s’est dissipé, à peine puis-je entendre
D’un faible bruit le souvenir brumeux.
Ce nom, pensai-je, c’est le nom d’un séraphin.
J’eus peur d’abord de la forme légère,
Mais quelques jours encore et nous ne faisions qu’un.
J’étais comme dissous dans l’ombre chère.
Et le pommier de nouveau perd son fruit sauvage,
Et devant moi passe secrètement
L’image qui blasphème et se maudit, l’image
Nourrie des braises de la jalousie.
Et, cerceau d’or, accomplissant une autre volonté,
Le bonheur roule le long du chemin
Et toi tu vas en quête d’un printemps léger,
Déchirant l’air d’un geste de la main.
Le sort en est jeté. Rien ne fera que s’ouvre
Pour nous le cercle ensorcelé.
De la terre virginale les collines souples
Reposent, serrées dans leurs langes.
La lune s’attristait. Des séraphins en pleurs
Rêvant, l’archet aux doigts, dans le calme des fleurs
Vaporeuses, tiraient de mourantes violes
De blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles.
— C’était le jour béni de ton premier baiser.
Ma songerie aimant à me martyriser
S’enivrait savamment du parfum de tristesse
Que même sans regret et sans déboire laisse
La cueillaison d’un Rêve au coeur qui l’a cueilli.
J’errais donc, l’oeil rivé sur le pavé vieilli
Quand avec du soleil aux cheveux, dans la rue
Et dans le soir, tu m’es en riant apparue
Et j’ai cru voir la fée au chapeau de clarté
Qui jadis sur mes beaux sommeils d’enfant gâté
Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées
Neiger de blancs bouquets d’étoiles parfumées.
Dans la rue court et bondit
Un cheval à la queue longue
Tandis que jouent où sommeillent
Quelques vieux soldats de Rome.
Une futaie de Minerves
Ouvre mille bras sans feuilles.
De l’eau suspendue redore
Les arêtes de rochers.
Une nuit faite de torses,
D’étoiles au nez cassé,
Attend les fentes de l’aube
Pour s’écrouler toute entière.
De temps à autre résonnent
Des jurons à crête rouge.
Les soupirs de l’enfant sainte
brisent le cristal des coupes.
La roue aiguise ses lames
et ses crochets suraigus.
Le taureau des forges brame
Et Mérida se couronne
De nards presque réveillés
et de mûres sur leurs tiges.
LE MARTYRE
Voici Flore nue qui monte
De petits escaliers d’eau. .
Le Consul veut un plateau
Pour les deux seins d’Eulalie.
De la gorge de la sainte
Sort un jet de veines vertes.
Son sexe tremble, embrouillé
Comme un oiseau dans les ronces
Sur le sol, déjà sans norme,
Sautent ses deux mains coupées
Pouvant encore se .croiser
Dans une prière ténue,
Ténue mais décapitée.
Et par les trous purpurins
Où naguère étaient ses seins
On voit des ciels tout petits
Ét des ruisseaux de lait blanc.
Mille petits arbres de sang
Opposent leurs troncs humides
Aux mille bistouris du feu.
De jaunes centurions,
Chair grise ayant mal dormi,
Vont au ciel entrechoquant
Leurs armures en argent.
Pendant que vibre confuse
Une passion de crinières
Et d’épées longues et courtes
Le Consul sur son plateau
Tient les seins fumés d’Eulalie.
ENFER ET GLOIRE
La neige ondulée repose.
Éulalie pend à son arbre.
Sa nudité de charbon
Charbonne les airs glacés.
La nuit tendre brille haut.
Eulalie morte dans l’arbre.
Tous les encriers des villes
Versent l’encre doucement.
Noirs mannequins de tailleurs
Vous couvrez la neige au loin.
Vos longues files gémissent
Un silence mutilé.
La neige vient à tomber.
Eulalie blanche dans l’arbre.
Des escadrons de nickel
Joignent à son flanc leurs lances.
On voit luire un ostensoir
Sur un fond de ciels brûlés
Entre des gorges d’eau douce,
Des bouquets de rossignols.
Sautez, vitres de couleurs !
Eulalie blanche sur neiges.
Des anges, des séraphins
Disent : Sainte, sainte, sainte.
La ville retenait mon âme prisonnière !
Qu’il m’est doux aujourd’hui de contempler l’immense
Et pur visage du ciel — déjà ma prière
Vers le sourire de l’azur monte et s’élance.
Quel bonheur enfin de se laisser choir à terre,
Le corps las et le coeur tout rempli de silence,
Et de lire, blotti au creux d’un talus vert,
Une histoire d’amour, de tendre nonchalance.
Et puis, rentrant le soir très tendrement, d’entendre
Le chant de Philomèle et de suivre de l’oeil
Un nuage qui vogue et refuse d’attendre.
Hélas, la journée est tombée comme une feuille,
Ou comme une larme de séraphin pieux
Qui glisse doucement dans l’éther lumineux.
Si dans quelque vallée allant au soir enfin
Madame je découvre une source secrète
Ne vous étonnez de la soif du pèlerin
Qui plonge sa figure à la soyeuse fête
Quand dans cette vallée au dam des séraphins
Et des oiseaux musiciens du crépuscule
Un pèlerin s’abreuve au cours d’un ruisseau fin
Sous le buisson bouclé où la nuit ne recule
Alors ne vous fâchez
Madame à ce beau zèle
Si ce voyageur assoiffé de votre eau claire
S’enivre à sa fraîcheur ardente entre vos ailes
Mais la paix lui donnez, le songe avec l’appât
Pour que la nuit vous noue en une heureuse paire
La mort vous jalousant et ne se montrant pas
Mon berceau, béni du Ciel,
Fut une ville sombre près d’une rivière menaçante,
La solennité de mon lit nuptial,
Au-dessus duquel tenaient des couronnes
Tes jeunes séraphins,
Fut une ville aimée d’un amour amer.
La tribune où j’ai prié,
Ce fut toi, sévère, calme, brumeuse.
Là mon fiancé m’est apparu;
Il m’a montré mon chemin lumineux,
Et ma Muse douloureuse
M’a menée comme une aveugle.
Il y a maintes et maintes années,
dans un royaume près de la mer,
vivait une jeune fille,
que vous pouvez connaître par son nom d’Annabel Lee,
et cette jeune fille ne vivait avec aucune autre pensée
que d’aimer et d’être aimée de moi.
J’étais un enfant, et elle était un enfant,
dans ce royaume près de la mer ;
mais nous nous aimions d’un amour qui était plus que de l’amour, —
moi et mon Annabel Lee ;
d’un amour que les séraphins ailés des Cieux
convoitaient à elle et à moi.
Et ce fut la raison qu’il y a longtemps,
— un vent souffla d’un nuage, glaçant
ma belle Annabel Lee ;
de sorte que ses proches de haute lignée vinrent
et me l’enlevèrent,
pour l’enfermer dans un sépulcre,
en ce royaume près de la mer.
Les anges, pas à moitié si heureux aux cieux,
vinrent, nous enviant, elle et moi.
Oui ! ce fut la raison (comme tous les hommes le savent
dans ce royaume près de la mer)
pourquoi le vent sortit du nuage la nuit,
glaçant et tuant mon Annabel Lee.
Mais, pour notre amour, il était plus fort de tout un monde
que l’amour de ceux plus âgés que nous ;
— de plusieurs de tout un monde plus sages que nous, —
et ni les anges là-haut dans les cieux, —
ni les démons sous la mer,
ne peuvent jamais disjoindre mon âme de l’âme
de la très belle Annabel Lee.
Car la lune jamais ne rayonne sans m’apporter des songes
de la belle Annabel Lee ;
et les étoiles jamais ne se lèvent que je ne sente les yeux brillants
de la belle Annabel Lee ;
et ainsi, toute l’heure de nuit, je repose à côté de ma chérie,
— de ma chérie, — ma vie et mon épouse,
dans ce sépulcre près de la mer,
dans sa tombe près de la bruyante mer.
***
Annabel Lee
It was many and many a year ago,
In a kingdom by the sea,
That a maiden there lived whom you may know
By the name of Annabel Lee;
And this maiden she lived with no other thought
Than to love and be loved by me.
I was a child and she was a child,
In this kingdom by the sea:
But we loved with a love that was more than love—
I and my Annabel Lee;
With a love that the winged seraphs of heaven
Coveted her and me.
And this was the reason that, long ago,
In this kingdom by the sea,
A wind blew out of a cloud, chilling
My beautiful Annabel Lee;
So that her highborn kinsman came
And bore her away from me,
To shut her up in a sepulchre
In this kingdom by the sea.
The angels, not half so happy in heaven,
Went envying her and me—
Yes!—that was the reason (as all men know,
In this kingdom by the sea)
That the wind came out of the cloud by night,
Chilling and killing my Annabel Lee.
But our love it was stronger by far than the love
Of those who were older than we—
Of many far wiser than we—
And neither the angels in heaven above,
Nor the demons down under the sea,
Can ever dissever my soul from the soul
Of the beautiful Annabel Lee:
For the moon never beams, without bringing me dreams
Of the beautiful Annabel Lee;
And the stars never rise, but I feel the bright eyes
Of the beautiful Annabel Lee;
And so, all the night-tide, I lie down by the side
Of my darling—my darling—my life and my bride,
In the sepulchre there by the sea,
In her tomb by the sounding sea.
Le coeur est parvenu au relais des initiés
Ame et coeur contemplent les matins et les soirs
Que de choses il a vues, que d’instants il a vécus
Ame et coeur contemplent les matins et les soirs.
La terre de ces lieux, dit-on, est vert de cuivre
On dit aussi qu’il y a des arbres tout en or
On dit que tous les monts sont de pur lazuli
Ame et coeur contemplent les matins et les soirs.
Des oiseaux verts se tiennent dans les arbres
Les uns sont immobiles, les autres se déplacent
Voilà, dit-on, les très humbles créatures de Hizir
Ame et coeur contemplent les matins et les soirs.
J’ai vu là un grand fleuve qui coulait
Beaucoup d’anges tels des oiseaux sont là
Ceux qui les voient en sont émerveillés
Ame et coeur contemplent les matins et les soirs.
Les anges sont emplis d’une lumière verte
L’un d’entre eux les domine tous
Les autres sont tous à ses ordres
Ame et coeur contemplent les matins et les soirs.
Là-dessus à une mer verte je suis arrivé
j’ai vu des séraphins sur le rivage
Des vagues marines j’ai entendu le nom de Dieu
Ame et coeur contemplent les matins et les soirs.
(Mouhiddine Dolou)
Recueil: La montagne d’en face (Poèmes de derviches anatoliens)
Traduction: Guizine Dino, Michèle Aquien, Pierre Chuvin
Editions: Fata Morgana