Plus rien entre le ciel et moi sinon le temps!
Je ne suis nulle part ailleurs que dans les ailes
invisibles de l’air qui battent faiblement
sous l’espace noyé par sa pluie éternelle.
Quel secret demander à ce désert savant ?
Quel secours sinon lui, quelle heure sinon celle
qui s’arrête!… La feuille est veuve de tout vent;
il suffit d’écouter et d’attendre comme elle.
Nul pas ne reviendra sur ce champ spacieux;
tout est déjà mémoire au front calme des dieux
et pour être plus près de leur lointain silence,
ouvre en toi-même un flot égal à ce qui fuit,
sans regret, sans espoir et sans autre présence
que ce coeur encor lourd d’immémoriale nuit.
Il était un musicien juif,
un Alexandre Herzevitch
qui faisait tournoyer Schubert
comme un diamant pur.
Du matin jusqu’au soir — et couac !
Ressassant la ritournelle,
la même sonate éternelle
il bassinait les oreilles…
Quoi, Alexandre Herzevitch,
dehors… il fait si noir ?
Laisse, Alexandre Serce-vitch :
Là-bas ? qu’importe va !
Que l’Italienne mignonette
tant que crisse la neige
sur ses jolis traîneaux étroits
vole après Schubert là-bas…
aux accents d’une musique de ciel
la mort ne nous fait pas peur
ni même pendre à la patère,
triste pelisse de corneille…
Ta maison est sonore à midi comme un train
la casserole chante et la guêpe bourdonne,
la cascade nous dit ce qu’a fait la rosée,
et ton rire déploie ses trilles de palmier.
La lumière du mur, bleue, parle avec la pierre,
sifflant comme un berger arrive un télégramme,
voici, entre les deux figuiers à la voix verte,
que monte Homère avec ses souliers de mystère.
C’est ici que la ville a perdu voix et pleurs,
l’infini, la sonate, et ses lèvres, et sa trompe,
mais gardé son discours de cascade et de lions,
et toi qui montes, chantes, et qui cours, vas, descends,
et plantes, couds, cuisines, écris, cloues, et reviens,
si tu t’en vas, c’est que l’hiver a commencé.
***
Tu casa suena como un tren a mediodía,
zumban las avispas, cantan las cacerolas,
la cascada enumera los hechos del rocío,
tu risa desarrolla su trino de palmera.
La luz azul del muro conversa con la piedra,
llega como un pastor silbando un telegrama
y, entre las dos higueras de voz verde,
Homero sube con zapatos sigilosos.
Sólo aquí la ciudad no tiene voz ni llanto,
ni sinfín, ni sonatas, ni labios, ni bocina,
sino un discurso de cascada y de leones,
y tú que subes, cantas, corres, caminas, bajas,
plantas, coses, cocinas, clavas, escribes, vuelves,
o te has ido y se sabe que comenzó el invierno.
La nuit
Quand je dors
Veille à mon chevet
Mon squelette –
De blanches rotules,
Un violon blanc.
Du trou des orbites
Jaillit
Dans mon rêve
La sonate au clair de lune.
(Reid Zychlinski)
Recueil: Anthologie de la poésie yiddish Le miroir d’un peuple
Traduction:
Editions: Gallimard
Dites au soir que l’heure
n’est pas encore venue
Qu’il faut attendre encore un peu
La table n’est pas mise
Rien n’est prêt dans la ruche
et l’eau n’a pas été puisée
On pense ajouter quelques miches
du gigot des fruits mûrs
une Sonate au Clair de Lune
On n’a pas fini de rêver
de laver ce qui n’est plus
de serrer entre nos paumes
l’écorce du visible
ni de lever nos verres
à la santé de l’inouï
Il va se produire très bientôt. Le grand événement
qui mettra fin à l’horreur. Qui mettra fin au chagrin.
Mardi prochain, quand le soleil descendra, je jouerai
la Sonate au Clair de Lune à l’envers. Ceci inversera
les effets de la folie du monde plongeant dans la
souffrance depuis 200 millions d’années. Quelle nuit
merveilleuse ce sera ! Quel soupir de soulagement,
de voir les rouges-gorges séniles redevenir écarlates,
et les rossignols à la retraite relever leurs queues
poussiéreuses, pour affirmer la majesté de la création !
***
The Great Event
It’s going to happen very soon. The great
event which will end the horror. Which will
end the sorrow. Next Tuesday, when the sun
goes down, I will play the Moonlight Sonata
backwards. This will reverse the effects of
the world’s mad plunge into suffering, for
the last 200 million years. What a lovely
night that would be. What a sigh of relief, as
the senile robins become bright red again,
and the retired nightingales, pick up their
dusty tails, and assert the majesty of creation!
(Leonard Cohen)
Recueil: Le livre du désir
Traduction: Jean-Dominique Brierre et Jacques Vassal
Editions: Cherche Midi
La dernière sonate pour piano de Schubert
m’étant revenue hier soir, par surprise,
une fois de plus, je me suis dit simplement:
« Voilà. »
Voilà ce qui tient inexpliquablement debout,
contre les pires tempêtes,
contre l’aspiration du vide;
voilà ce qui mérite, définitivement, d’être aimé:
la tendre colonne de feu qui vous conduit,
même dans le désert
qui semble n’avoir ni limites, ni fin.
Il s’agit moins d’illustrer une démarche
que de cerner un regard.
Nous écrivons souvent par les interstices dans les œuvres des autres.
Aussi bien celles d’un peintre ou d’un musicien que d’un écrivain.
« La mise au clair du monde dans son resplendissement d’or » (Heidegger),
la chambre avec lumière « pareille à un cube d’argent évidé » de Musil,
ou « l’art de passer les eaux sous la lumière feue » du nocher de Jouve.
Mais aussi : les murs éblouis de Morandi dans les collines de Grizzana,
les doigts du soleil posés sur une nappe par Bonnard, les brisures du ciel
que sont les femmes bleues de Matisse.
Et en musique, certains intermezzi de Brahms,
la sonate opus III de Beethoven,
les chants de l’aube de Schumann.
Des présences dont la grandeur
tient dans la douceur mortelle
de leur effacement.