La brebis et le chien, de tous les temps amis,
Se racontaient un jour leur vie infortunée.
Ah ! Disait la brebis, je pleure et je frémis
Quand je songe aux malheurs de notre destinée.
Toi, l’esclave de l’homme, adorant des ingrats,
Toujours soumis, tendre et fidèle,
Tu reçois, pour prix de ton zèle,
Des coups et souvent le trépas.
Moi, qui tous les ans les habille,
Qui leur donne du lait, et qui fume leurs champs,
Je vois chaque matin quelqu’un de ma famille
Assassiné par ces méchants.
Leurs confrères les loups dévorent ce qui reste.
Victimes de ces inhumains,
Travailler pour eux seuls, et mourir par leurs mains,
Voilà notre destin funeste !
Il est vrai, dit le chien : mais crois-tu plus heureux
Les auteurs de notre misère ?
Va, ma sœur, il vaut encor mieux
Souffrir le mal que de le faire.
Sois soumis, mon chagrin, puis dans ton coin sois sourd.
Tu la voulais la nuit, la voilà, la voici:
Un air tout obscurci a chu sur nos faubourgs,
Ici portant la paix, là-bas donnant souci.
Tandis qu’un vil magma d’humains, oh, trop banals,
Sous l’aiguillon Plaisir, guillotin sans amour,
Va puisant son poison aux puants carnavals,
Mon chagrin, saisis-moi la main; là, pour toujours,
Loin d’ici. Vois s’offrir sur un balcon d’oubli,
Aux habits pourrissants, nos ans qui sont partis;
Surgir du fond marin un guignon souriant;
Apollon moribond s’assoupir sous un arc,
Puis ainsi qu’un drap noir traînant au clair ponant,
Ouïs, Amour, ouïs la Nuit qui sourd du parc.
Âme soumise aux mystères du mouvement,
passe emportée par ton dernier regard ouvert,
passe, âme passagère dont aucune nuit n’arrêta
ni la passion, ni l’ascension, ni le sourire.
Passe : il y a la place entre les terres et les bois,
certains feux sont de ceux que nulle ombre ne peut réduire.
Où le regard s’enfonce et vibre comme un fer de lance,
l’âme pénètre et trouve obscurément sa récompense.
Prends le chemin que t’indiquera le suspens de ton coeur,
tourne avec la lumière, persévère avec les eaux,
passe avec le passage irrésistible des oiseaux,
éloigne-toi : il n’est de fin qu’en l’immobile peur.
Nous,
Solides et durs, nous les murs,
Condamnés à écouter et à nous taire,
Des milliers
Des milliers d’années nous restâmes soumis,
Écoutant, comprenant,
Étouffant en nous silencieusement
La rumeur des générations.
Mais plus jamais
Plus jamais nous ne serons muets,
Nous entendrons
L’escalade,
La griffade,
La tornade
Des pas pesants, des pas épais
Des pas d’acier.
Il vient un colosse, un puissant,
Et tout ce qui, hier encore,
Régnait,
Comme le roc
Ou le granit
À genoux tombe devant lui,
Tremblant de panique,
Nous donne une langue,
Nous colle et nous couvre
D’affiches à foison, de placards et de feuilles,
Avec elles
Comme avec des gueules énormes
Nous allons crier
En écoutant le tonnerre des pas.
(Aron Kushnirov)
Recueil: Anthologie de la poésie yiddish Le miroir d’un peuple
Traduction:
Editions: Gallimard
Tu commenças de naître à ton propre destin
Par sa nuit nuptiale, en ta mère adorée,
Étroitesse et touffeur du ventre vénéré
D’où, doré de désir, en ce monde tu vins
Pour aimer la splendeur parfaite de son sein,
Sa tiède plénitude – ô tournesols si tendres,
Soucoupes qui du ciel pour toi semblent descendre
À ta langue portant le nectar le plus fin.
Par le lait maternel tu devins grand et beau.
D’une tête plus haut que ta mère, et plus haut
Que ces filles au bal à ta danse soumises,
Et tu aimes chacune, et te plaît l’éventail
De leur robe attirant l’odeur et le nectar
Des soucoupes du ciel qui te furent promises.
(Many-Leib)
Recueil: Anthologie de la poésie yiddish Le miroir d’un peuple
Traduction:
Editions: Gallimard
Cette lettre peut vous surprendre
Mais sait-on ? peut-être pas
Quelques braises échappées des cendres
D’un amour si loin déjà
Vous en souvenez-vous?
Nous étions fous de nous
Nos raisons renoncent, mais pas nos mémoires
Tendres adolescences, j’y pense et j’y repense
Tombe mon soir et je voudrais vous revoir
Nous vivions du temps, de son air
Arrogants comme sont les amants
Nous avions l’orgueil ordinaire
Du « nous deux c’est différent »
Tout nous semblait normal, nos vies seraient un bal
Les jolies danses sont rares, on l’apprend plus tard
Le temps sur nos visages a soumis tous les orages
Je voudrais vous revoir et pas par hasard
Sûr il y aurait des fantômes et des décors à réveiller
Qui sont vos rois, vos royaumes ? mais je ne veux que savoir
Même si c’est dérisoire, juste savoir
Avons-nous bien vécu la même histoire ?
L’âge est un dernier long voyage
Un quai de gare et l’on s’en va
Il ne faut prendre en ses bagages
Que ce qui vraiment compta
Et se dire merci
De ces perles de vie
Il est certaines
Blessures au goût de
Victoire
Et vos gestes, y reboire
Tes parfums, ton regard
Ce doux miroir
Où je voudrais nous revoir
La vraie tendresse, on ne la confond
Avec rien, elle se tait.
En vain tu t’évertues
À m’emmitoufler de fourrures les épaules et la gorge.
Vaines, tes phrases soumises
Sur le premier amour.
Comme je les connais, ces regards
Pressants, inassouvis !
Les os des morts
savent poudrer d’une glace subtile
les bouches de ceux qui aimèrent.
A tout jamais ils les empêchent d’embrasser !
Les os des morts
jettent leur blancheur à 1a pelle
sur la flamme brûlante de la vie.
Ils lui tuent toute ardeur!
Les os des morts
ont un pouvoir plus grand que la chair des vivants.
Car bien qu’épars ils sont de durs chaînons
qui nous retiennent, soumis et captifs!
***
Los huesos de los muertos
Los huesos de los muertos
hielo sutil saben espolvorear
sobre las bocas de los que quisieron.
¡Y éstas no pueden nunca más besar!
Los huesos de los muertos
en paletadas echan su blancor
sobre la llama intensa de la vida.
¡Le matan todo ardor!
Los huesos de los muertos
pueden más que la carne de los vivos.
¡Aun desgajados hacen eslabones
fuertes, donde nos tienen sumisos y cautivos!